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Cet article pour objectif de faire le point sur un ensemble de réflexions intervenues au cours de la préparation d’un enseignement vacataire dans le cadre du Master 1 Histoire vivante de l’université de Nîmes. La présentation qui est faite de ce master sur le site de l’Unimes nous apprend que celui-ci vise à « […] aborder, de manière concrète, les modes de transmission des connaissances historiques au grand public ».

C’est là la définition même de la vulgarisation scientifique. Sur cette même page, l’importance du numérique comme outil de médiation culturelle est appuyée. Les étudiants doivent en comprendre les enjeux mais aussi en maîtriser les outils, et à cet égard, une mention spéciale est faite dans la section « savoir-faire et compétences » au médium vidéoludique, étudié au cours de deux enseignements intitulés « l’Historien et le jeu vidéo » et « Projet expérimental vidéoludique » :

[…] l’industrie vidéoludique, qui s’est développée de façon exponentielle ces dernières années, permet la valorisation patrimoniale grâce aux interactions entre le joueur et le système informatique. Le jeu vidéo marque désormais la culture populaire et, s’il adopte des styles très différents, il fait naître de nouveaux métiers au sein desquels les historiens ont une place à occuper au vu de l’intérêt porté à l’histoire par ce média.


 

Le jeu vidéo a une valeur éducative certaine et indéniable, au même titre que d’autres formes de jeux, d’ailleurs : dès 1938, dans son ouvrage Homo Ludens : Essai sur la fonction sociale du jeu, l’historien néerlandais Johan Huizinga décrit le jeu comme étant antérieur à l’homme et à la culture du fait de sa présence au sein d’espèces animales, chez lesquelles il occupe un rôle éducatif et réglé. Huizinga va même plus loin encore en pointant la quasi-omniprésence du jeu dans de vastes aspects des sociétés humaines : du culte à la guerre en passant par les sciences et le droit.

Cette omniprésence du jeu revêt toutefois un sens nouveau au XXIe siècle, théâtre de la ludification, plus particulièrement avec la promotion des métavers comme évolution des réseaux sociaux traditionnels. C’est ainsi en ces mots que l’entreprise Meta de Mark Zuckerberg a choisi d’introduire à l’Europe son propre métavers, Horizon Worlds, dans une campagne publicitaire pouvant être vue et entendue sur des réseaux sociaux tels que YouTube ou Spotify depuis septembre 2022, dans une mise en scène mettant en avant les vertus éducatives de cet univers :

Certains pensent que le métavers n’est qu’un monde virtuel. Un jour, cet amphi sera créé avec du code. Même si leur présence est virtuelle, ce que ces étudiants apprennent est bien réel. […] Même s’ils ne sont pas vraiment revenus en 32 avant notre ère, ces étudiants peuvent écouter Marc Antoine débattre dans la Rome Antique. Même si le métavers est virtuel, son impact sera réel.


 

Il n’est plus simplement question de connecter l’utilisateur aux réseaux par le biais d’ordinateurs portables, tablettes et smartphones chaque année plus indispensables au quotidien mais de l’immerger dans une nouvelle extension de sa vie par le biais de casques de réalité virtuelle. Si ces appareils étaient autrefois des bijoux technologiques dont l’acquisition était un investissement conséquent, de quelques centaines à quelques milliers d’euros, la démocratisation des smartphones a permis la création d’outils comme le Google Cardboard, qui mettait jusqu’en 2021 la réalité virtuelle à portée de chacun pour moins d’une centaine d’euros.

Il est toutefois difficile de percevoir comme anodin le fait que Meta ait choisi de mettre en avant l’éducation et, plus encore, la mise en scène de l’histoire, pour faire la promotion de son produit. L’actualité est régulièrement émaillée de nouvelles concernant la description faite de l’histoire par des figures politiques, médiatiques et militantes. On pourrait considérer ici qu’il est question de l’opposition entre, d’une part, l’histoire, définie par Pierre Bonnechere comme étant « le compte rendu raisonné d’une enquête scientifique dans le passé humain à jamais refermé sur lui-même », et, d’autre part, la mémoire, qui, selon André-Jean Tudesq, « se nourrit sélectivement des résultats des recherches historiques mais se place non sur le plan historique rationnel, mais sur un plan affectif et éthique qui mêle réalité et légende ». 

Pour ne citer qu’un exemple de ce phénomène, pertinent, en l’occurrence, du fait de l’apparence ludique donnée à l’histoire : la publication le 24 mars 2022 du Puy du Faux. Dans cet ouvrage, le Puy du Fou est accusé par ses quatre co-auteurs, historiens et historiennes, de cacher derrière un discours voulu historique la « propagande politique » de Philippe de Villiers, fondateur du célèbre parc et auteur de l’intégralité des spectacles. Florian Besson, médiéviste et co-auteur de l’ouvrage, pointe du doigt dans les lignes du Journal du Dimanche la représentation systématique des étrangers « présentés comme une menace », un message « totalement nationaliste, anachronique » et fustige la vente de « livrets pédagogiques truffés d’erreurs ». Toujours selon lui, la réponse du Puy du Fou serait de « [prétendre] faire du divertissement et [crier] au faux procès ».

Cette situation trouve certains échos dans le monde du jeu vidéo.

En 2014, Jean-Luc Mélenchon reproche au blockbuster vidéoludique Assassin’s Creed Unity, dont l’histoire se déroule durant la Révolution française, sa représentation négative des révolutionnaires et plus particulièrement du personnage de Robespierre. 

Ce débat intervient alors même que les développeurs du jeu disent assumer, dans les lignes du Monde, avoir édulcoré la portée politique et sociale de la Révolution française, ainsi que l’ajout volontaire d’anachronismes, du drapeau français à la Marseillaise : « C’est totalement assumé. Assassin’s Creed Unity est un jeu grand public, pas une leçon d’histoire ».

Hervé Leuwers, professeur d’histoire moderne à l’université Lille 3, spécialiste de la Révolution française et auteur d’une biographie de Robespierre, pointait, toujours le Monde, que « […] la perception qu’on a de la Révolution est une perception actualisée, qui se nourrit des enjeux d’aujourd’hui ». Et lorsqu’on lui demandait s’il voyait deux extrêmes opposés entre le Robespierre démocrate de Mélenchon et le Robespierre sanguinaire d’Assassin’s Creed Unity, il disait y voir plutôt « deux formes de mémoire ». 

En fin d’interview, il ajoutait :


 

[…] je ne fais pas de procès d’intention aux auteurs du jeu. D’après ce que j’ai lu, il n’y a pas de message politique voulu chez les développeurs. C’est vrai qu’il y a une certaine complaisance pour la violence dans les bandes-annonces, mais c’est commun à de nombreux jeux violents. Que ceux-ci soient historiques ou non, cela ne change pas grand-chose : le combat, l’élimination, le meurtre virtuel, sont des codes propres au jeu vidéo. Il se trouve qu’ils ont ici un visage et une histoire, mais il faut surtout les considérer comme des fictions. Il reste qu’on peut se poser la question de l’influence que peut avoir ce genre d’œuvre sur une génération et sa perception de l’histoire. C’est peut-être ce que M. Mélenchon a voulu pointer. La question est à poser, comme c’est le cas avec le cinéma et la littérature.


 

La mention du combat, de l’élimination et du meurtre comme des « codes propres au jeu vidéo » est douteuse mais pas injustifiée. A ces trois termes, nous préférons ici la notion de compétition, ou agôn, en référence aux quatre formes de jeu décrites par Roger Caillois dans les Jeux et les Hommes. S’il fait mention du hasard, du vertige et du simulacre dans cet ouvrage, le jeu vidéo AAA présente très certainement un biais envers la notion de compétition, du joueur contre d’autres joueurs ou l’ordinateur, et ce biais se manifeste par l’usage du combat, de l’élimination ou du meurtre comme représentations plus ou moins narratives ou visuelles de cette compétition. Ceci peut être dans certains cas considéré comme problématique, mais constitue un problème de surface : des auteures comme Jane McGonigal ne font pas la promotion de la ludification comme solution à un monde désenchanté sous prétexte que le meurtre est plus simple et mieux récompensé dans les univers vidéoludiques, mais bien du fait de la présence de l’agôn en jeu et de sa manifestation en termes de systèmes.

Un jeu vidéo, à compter du moment où il est défini par des règles, donc plutôt du côté de ce que Caillois appellerait le ludus, par opposition à la paidia, est aussi défini par une forme de répétition. Si des exceptions peuvent exister, cette affirmation est vérifiable qu’il soit question d’un jeu de hasard, de vertige ou de simulacre, ne serait-ce que pour que l’expérience puisse être vécue plus d’une seule fois. Dans le jeu défini par l’agôn, la compétition, cette boucle est constituée de trois éléments : objectif, challenge et récompense.

Dans son ouvrage Concevoir un jeu vidéo, Marc Albinet, directeur du jeu Assassin’s Creed Unity, considère la boucle comme étant « en partie la définition de ce qu’est un jeu ». Il va plus loin encore en considérant « objectif », « challenge » et « récompense » comme trois phases à l’ordre « immuable » de ce qu’il décrit comme « la structure grammaticale fondamentale et basique du jeu vidéo ».

Toujours selon lui : « Un objectif et un challenge non récompensés créent de la frustration. Un objectif récompensé sans challenge enlève de la valeur à l’épreuve et donc à la sensation d’accomplissement ». Au-delà de l’idée discutable selon laquelle il existerait, même au sein d’une seule langue, une structure grammaticale à la fois fondamentale, basique et immuable, il semble aussi important de pointer du doigt que cette boucle ne permet de concevoir le jeu vidéo que sous le seul et unique angle de la compétition. C’est avant tout cette boucle qui permet à la ludification d’être promue en entreprises, dans le développement personnel et dans de nombreux autres aspects de la vie quotidienne.

Nous pouvons illustrer cette distinction entre la boucle, la notion de compétition et sa manifestation formelle en prenant pour exemple la populaire série de jeux de stratégie militaire Civilization

Celle-ci propose au joueur de prendre la tête d’une civilisation historique, incarnée par un chef militaire ayant marqué son époque, et de se mettre en opposition à d’autres civilisations dans un cadre de conquête militaire. Les civilisations mises en scène n’ont pas la nécessité d’avoir été contemporaines les unes des autres pour se rencontrer, ce qui donne la part belle aux anachronismes : Lénine peut ici tout à fait faire la guerre à Louis XIV. Aux anachronismes s’ajoutent des uchronies plus ou moins volontaires de la part des développeurs, la plus populaire d’entre elles étant Nuclear Gandhi : l’usage de l’arme nucléaire par une figure historique connue avant tout pour son pacifisme.

Beaucoup de désinformation entoure Nuclear Gandhi. La légende urbaine, apparue pour la première fois en 2012, veut que le Mahatma Gandhi, chef militaire de l’Inde en jeu, voit son pacifisme traduit dans Civilization par un entier relatif allant de 0 à 255 qui traduit l’agressivité de chaque personnage. Son agressivité étant de 0 et supposée diminuer de deux points après une défaite, celle-ci deviendrait négative. Le jeu ne pouvant interpréter des valeurs négatives, le dépassement d’entier ainsi causé remplacerait cette valeur plus basse que la minimale par la maximale : 255. Ainsi, le pacifiste Gandhi, à la moindre défaite, n’aurait plus aucun scrupule à abuser de l’arme nucléaire sur toutes formes d’opposition.

Cette histoire, bien que crédible, n’est que partiellement vraie et a été démentie par les développeurs du jeu en 2020, soit huit ans après l’apparition de la rumeur largement référencée dans la culture populaire, y compris dans les jeux suivants de la série, et vingt-quatre ans après la sortie initiale du jeu concerné en 1996. La vérité est qu’il n’y a en vérité que trois valeurs définissant l’agressivité des chefs militaires en jeu et que Gandhi partage la plus basse avec de nombreux autres personnages qui, tout comme lui, ont une certaine probabilité de faire usage de l’arme nucléaire.

Si cet exemple fait sourire du fait de son absurdité, il n’en reste pas moins qu’il serait aisé de s’arrêter aux représentations formelles pour formuler une critique à l’égard du traitement de l’histoire par Civilization : le choix de représenter des nations par des figures de la décolonisation plutôt que par d’autres figures historiques précoloniales, le fait de placer ces nations et leurs chefs dans un contexte exclusivement militaire… Outre le fait que la série en est à son sixième opus et que ces problématiques ont depuis été adressées, ce serait aussi passer à côté de l’impact que la boucle OCR peut avoir sur la conception même de l’histoire.

Le concepteur de jeux français Pierre Corbinais propose, pour repérer le discours des mécaniques de jeu, ce que le chercheur Ian Bogost appellerait la rhétorique procédurale, de retirer au jeu sa rhétorique formelle, autrement dit sa narration et ses graphismes, et de ne s’intéresser qu’aux mécaniques. La logique d’élimination mentionnée plus tôt par Hervé Leuwers, ancrée dans la logique de l’OCR, est finalement la seule chose qui en ressort, non pas parce que l’élimination ou le meurtre sont des codes propres au jeu vidéo, mais bien du fait de la boucle OCR qui l’y enferme, même en prenant en compte les autres fins que proposent les jeux suivants de la série.

Civilization VI offre aux joueurs la possibilité d’une victoire militaire, scientifique, culturelle, religieuse ou d’une victoire au score si aucune des quatre autres victoires précédentes n’a été atteinte par un joueur au bout de cinq cents tours. On décèle donc une volonté d’échapper à la logique de violence des premiers épisodes. Pourtant, la boucle OCR ne permet finalement de concevoir le rapport entre les différentes civilisations représentées que sous le seul et unique angle de la compétition, de la compétitivité, de la domination. Aucune civilisation ne se développe après tout dans ce jeu pour la seule survie ou prospérité de son peuple, l’échange culturel ou commercial : la seule finalité d’une civilisation est, d’une manière ou d’une autre, d’écraser les autres. 

Cela impose, pour l’historien souhaitant faire du jeu vidéo, comme pour l’historien travaillant auprès de développeurs, comme pour des artistes cherchant à faire passer des messages, de repenser la grammaire même du jeu vidéo avant d’y faire appel dans un but de médiation car le jeu vidéo dans sa structure, si elle permet l’éducation, apparaît parfaitement opposé à la construction comme à la transmission d’un savoir scientifique supposé sceptique et voué à évoluer ou être remis en cause.

Un rapprochement peut être fait entre la boucle OCR et les théories béhavioristes ou comportementalistes. Le béhaviorisme repose en effet sur un conditionnement de l’individu par le biais de punitions et de récompenses en réponse à des actions ou situations données. Pour reprendre la célèbre citation de Marshall McLuhan : « […] en réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, de notre vie ».

Si « le medium est le message » et si, comme l’écrit Marc Albinet, « la boucle est au moins en partie ce qu’est un jeu », alors le jeu vidéo apparaît de fait comme un medium béhavioriste, qui n’a dès lors pas tant pour objet de changer le regard de l’individu sur un sujet donné, de l’instruire ou de l’émanciper, que de le conditionner à un mode de pensée ancré dans un système dominant imposé, en l’occurrence, par les concepteurs de jeu. 

Les réflexions suivantes ont un aspect pratique : elles sont nées de conversations et mises en situation avec les étudiants et étudiantes du Master 1 Histoire vivante de l’Unimes. Ces étudiants et étudiantes sont pour la plupart joueurs et joueuses et ont joué aux ou entendu parler des séries Assassin’s Creed et Civilization mentionnées plus tôt, mais n’avaient avant l’enseignement aucune familiarité avec des courants comme l’artgame, les news games et autres serious games en général.

Supposons un jeu vidéo fictif dédié à la vulgarisation de faits historiques quels qu’ils soient, lequel aurait pour objet d’éviter les écueils d’une mémoire partiale. Ce jeu s’attacherait à une objectivité absolue quant aux faits documentés sans leur accorder une quelconque valeur morale ni chercher à en insinuer la moindre chez le joueur.

La première étape pour parvenir à concevoir ce jeu est de se demander ce que l’on peut faire de cette boucle OCR.

Faut-il la conserver, elle qui a fait ses preuves dans un cadre ludique et éducatif, tout en lui faisant prendre ses distances avec ses traits comportementalistes ? Un jeu comme celui-ci pourrait s’inspirer du memory, d’un autre jeu de société ou d’un quiz quelconque faisant appel à une forme d’abstraction impersonnelle pour éviter une prise de parti ou imposition de moralité. Cette méthode aurait par ailleurs le bénéfice d’être facilement adaptable à un public de joueurs occasionnels de tous âges, sur des plateformes de jeu accessibles et variées, probablement même à moindre coût pour les développeurs et à moindre prix pour les joueurs. Son inconvénient serait cependant qu’elle ne justifierait pas en elle-même de faire appel au medium vidéoludique et n’adresserait en rien les problématiques évoquées plus tôt, liées à la réalisation d’un jeu vidéo narratif, que celui-ci soit AAA ou non.

Faut-il tenter de détourner la boucle de gameplay, voire d’en créer une nouvelle ? Cette approche n’est pas rare dans les courants proches de l’artgame. Le concepteur de jeux Paolo Pedercini, du collectif La Molleindustria, emploie fréquemment au cours de ses œuvres la rhétorique de l’échec : tout en appliquant à ses jeux la boucle OCR, ses œuvres sont conçues de sorte que la récompense proposée au joueur soit inatteignable, voire que l’obtention de cette récompense comprenne des prérequis contradictoires avec le déroulement idéal du jeu. Claire Siegel, enseignante-chercheuse à l’université Paul Valéry, propose dans sa thèse la boucle projet, tension, résolution. Celle-ci remet en question les conditionnements associés aux objectifs en jeu, rendant liberté et intentionnalité au joueur, remplace le caractère compétitif de la notion de challenge ou défi par une structure pouvant être narrative ou mécanique, et rejette l’idée selon laquelle le joueur ne pourrait s’investir dans un problème que sous la condition d’avoir à y gagner quoi que ce soit. Cette méthode, si intéressante soit-elle, a pour défaut, dans le contexte qui nous intéresse, d’être tout à fait partiale. La rhétorique de l’échec et la redéfinition de la boucle OCR en PTR sont porteuses de messages volontaires de la part du développeur, et n’ont alors plus un but simplement éducatif ou pédagogique mais assurément émancipateur et politique. Ce n’est ici pas notre objet.

Faut-il, alors, tenter de s’en séparer ? Il s’agit à la fois de l’option la plus tentante mais aussi de la plus complexe : s’éloigner de l’injonction à la compétition, que celle-ci soit contre les joueurs ou contre l’environnement, et concevoir un jeu basé sur une autre forme de jeu tel qu’évoqué par Caillois. Des trois formes de jeu restantes, hasard, vertige et simulacre, c’est un axe entre vertige et simulacre qui semble le plus adapté à une approche pédagogique et le plus pertinent à réinvestir, pour ses liens avec l’actualité, comme vu avec le Puy du Fou ou les simulations proposées par les métavers comme Horizon World. Il serait question alors de jouer sur le double statut de spectateur et acteur du joueur de jeu vidéo ; car si, de même qu’un spectateur, le joueur découvre l’action lorsqu’elle se déroule sous ses yeux, de même qu’un acteur, la présence et l’action du joueur sont indispensables à la poursuite de l’action. 

Le rapport de ce jeu aux boucles de gameplay serait la première chose à définir : faisant fi de la notion de récompense, ce jeu peut-il alors préférer la boucle PTR, plus libre, plus narrative, moins dirigiste, ou devrait-il, pourrait-il, faire fi de toute notion de jeu « bouclé » ? Le joueur ne serait-il alors qu’une machine à avancer à reculons en l’absence de carotte et de bâton, ou serait-il au contraire un explorateur d’univers sans règles ? Est-il seulement possible de concevoir un système de jeu sans règles alors que la conception d’un jeu vidéo intervient forcément dans un cadre défini par une équipe de développement et limité par l’interface de jeu, manette, clavier ou écran tactile ?


 

Dans le contexte de la ludification, le médium vidéoludique et les codes qui le définissent sont amenés chaque année à investir des aspects toujours plus nombreux, divers et variés de la vie à la fois des joueurs et des non-joueurs. L’éducation ne fait pas exception à cette règle, mais lorsqu’il est question de transmettre des savoirs issus des sciences humaines, a fortiori des savoirs pris en étau entre des vérités dont la connaissance se veut objective et neutre en dépit de ses imperfections, et des interprétations subjectives potentiellement sujettes à controverses, mésinformations et désinformations, des problèmes d’ordre ontologique se posent. Ce jeune médium est en fin de compte défini par son application machinale de règles porteuses d’un sens implicite, susceptible d’échapper à celles et ceux qui les appliquent, et ce qu’on le perçoive comme une œuvre d’art capable d’engagement, une industrie culturelle vouée au divertissement, ou un mélange des deux parfois contradictoire. Plus que les modalités d’interaction et plus que les ambitions commerciales ou engagées du produit ou de l’œuvre vidéoludique AAA ou indépendante, une réflexion quant à sa « grammaire fondamentale », pour citer Marc Albinet, semble s’imposer et faire écho à des problématiques anciennes concernant la recherche en jeu vidéo, entre œuvre narrative et ensemble de règles.

Jesper Juul écrivait en 1999 : « […] le poids de la narration vient d’une séquence d’événements passés, qui doivent se suivre […] L’interactivité et les jeux, en revanche sont définis par la possibilité pour le joueur d’influencer le moment présent ».

Entre passé et présent, joueur spectateur et joueur acteur, sujet libre en immersion et sujet conditionné en boucles interminables, la boucle de gameplay semble être la première étape pour démêler les contradictions qui sillonnent le monde vidéoludique.


 


 

Bibliographie

ALBINET, Marc. Concevoir un jeu vidéo, Fyp, 2015

AUDUREAU, William. « Assassin’s Creed Unity est un jeu vidéo grand public, pas une leçon d’histoire », Le Monde (dernière consultation le 21/10/22)

AUDUREAU, William. « Jean-Luc Mélenchon et "Assassin’s Creed Unity" : "deux formes différentes de la mémoire" de la Révolution », Le Monde (dernière consultation le 21/10/22)

BESSON, Florian et al. Le Puy du Faux : Enquête sur un parc qui déforme l’histoire, Les Arenes Eds, 2022

BOGOST, Ian. Persuasive Games : The Expressive Power of Videogames, MIT Press, 2007

BONNECHERE, Pierre. Profession historien, Presses de l’Université de Montréal, 2008

CAILLOIS, Roger. Les Jeux et les Hommes : Le masque et le vertige, Gallimard, 1958

HUIZINGA, Johan. Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1938

JUUL, Jesper. A clash between game and narrative : a thesis on computer games and interactive fiction, Université de Copenhague, 1999.

ROMANO, Camille. « "Le discours du Puy du Fou est un discours de propagande politique" : le parc décrypté par des historiens », Le Journal du Dimanche

SIEGEL, Claire. L’Artgame, un jeu utopique à l’ère de la gamification, Université Paul Valéry – Montpellier III, 2015 

TUDESQ, André-Jean. « Histoire et Mémoire : une relation ambiguë et contradictoire », dans Le Temps de la mémoire II : soi et les autres, Presses universitaires de Bordeaux, 2007, pp. 97-106


 


 

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Collectif Aʁ Lɑ̃ɡaʒ [Arts Langage], Agathe Bastide, Delphine Mazari, Ilona Carmona

Depuis Pythagore, Platon et Aristote, le logos est la condition même de toute connaissance possible. L'art, à l'inverse, n’apparaît pas comme outil de raison mais s’adresse aux sens et au sensible. Néanmoins, au sortir du cinquecento, la création artistique répond socialement de la cosa mentale. Le faire de l’artiste se lie à la pensée de ce dernier et la création s’érige au rang de discipline intellectuelle. Plus tard, le XVIIe siècle marque l’émergence de la théorie de l’art en France...

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