Cet article, qui fait suite à notre intervention lors du colloque « Le rôle des sciences humaines et sociales dans la transmission de savoirs et des connaissances », est volontairement hybride et expose de lui-même le dialogue nécessaire qu’entretiennent les arts et le langage. Le texte, assez classique dans sa forme, reprend le verbiage de rigueur dans une communication universitaire. Néanmoins, celui-ci est entrecoupé de didascalies et de dialogues qui évoquent le moment où ce même texte n’était pas lu (ici et maintenant par vous), mais écouté (à Montpellier, le 24 juin 2022 par l’auditoire). Puisque nous avions fait le choix de transformer notre intervention en conférence-performée, il nous a semblé évident de le retranscrire ici. Ainsi, ce texte prend tour à tour la forme d’un article universitaire, d’un script de performance, de la retranscription d’une conférence. Afin de rendre cela plus lisible, nous utilisons l’orthotypographie de la méthode classique d’écriture des dialogues au théâtre (les didascalies sont en italique, les dialogues annoncés par des tirets cadratins).
Agathe, Delphine et Ilona sont sur l’estrade, assise l’une à côté de l’autre, face au public. Ilona commence la communication par un court paragraphe d’introduction lu normalement en pointant chacune d’entre elles au moment où elle est citée.
Ilona. — Dans notre intervention, nous allons, comme vous allez le constater, mettre en avant les particularismes qui fondent à la fois notre travail de chercheuses et d’enseignantes puisque nous sommes à la fois professeures d’Arts Plastiques – Delphine en collège, Agathe en école d’art et moi-même en lycée – et docteure et doctorantes en Arts Plastiques et Sciences de l’art.
Ilona poursuit la lecture par un passage parcouru extrêmement rapidement afin de déstabiliser les auditeur.rices et les empêcher de prendre des notes. Ce type de discours chronologique et historique n’a rien à voir avec les Arts Plastiques. En jouant sur la vitesse de la prise de parole, on accentue le côté absurde d’une telle forme de savoir. Pendant qu’Ilona lit, Agathe et Delphine écrivent toutes les dates ainsi que des mots clés sur une ardoise à craie qu’elles montrent au public puis effacent frénétiquement au fur et à mesure.
Ilona. — En guise d’introduction, nous voudrions commencer par détricoter un certain nombre de malentendus concernant notre discipline. Nous nous appuierons pour cela sur une brève historiographie proposée notamment par Bernard-André Gaillot (1997) réactualisée dans un article écrit par Virginie Ruppin (2016).
Ce qu’il faut savoir, c’est que les arts ont toujours été présents dans les programmes français d’enseignement primaire et secondaire, et ce depuis le XIXe siècle. D’abord réservé aux Académies royales de peinture et sculpture, créées en 1648, puis aux Académies des Beaux-arts (1816), l’apprentissage du dessin s’ouvre en 1795 aux écoles centrales afin de former les futurs ingénieurs au dessin technique. En 1802, cet apprentissage est étendu aux Grandes écoles et aux lycées de garçons. On y apprend le dessin d’imitation, le dessin géométrique ainsi que la cartographie.
En 1852, il s’impose à l’école primaire. C’est à ce moment-là que l’on va séparer le dessin dit linéaire (à visée scientifique) et le dessin d’imitation (plus artistique). Le dessin a donc, soit une finalité professionnelle, soit culturelle. D’ailleurs, on retrouve encore cette dichotomie de nos jours dans la séparation des Arts Plastiques (enseignés par exemple dans les lycées généraux) et les Arts Appliqués (enseignés dans les lycées technologiques et professionnels). Cela ne fait simplement que reprendre un clivage bien plus ancien, celui qui oppose les « Beaux-arts » aux « arts et métiers ». En 1865, le dessin se généralise également aux lycées de jeunes filles (Blague à ce sujet).
De 1879 à 1909, l’apprentissage du dessin devient obligatoire au primaire comme au secondaire. C’est le début de l’aménagement de salles spécialisées dans les établissements scolaires notamment.
De 1909 aux années 1960, la séparation entre le dessin linéaire, laissé aux sciences, et le dessin d’imitation, laissé aux écoles, est entérinée. Ce dernier à visée culturelle est pensé dans le but de développer la sensibilité des jeunes. Bien qu’en réalité cela se résume principalement à de l’illustration que l’on rangerait aujourd’hui du côté des arts décoratifs. Le dessin d’imagination et le dessin libre seront davantage le fait de pédagogies innovantes, comme la pédagogie Freinet (1969). Si jusqu’alors, cet enseignement était dispensé par des artistes sorti.es d’école d’art, en 1952, on crée un « diplôme de dessin et d’arts plastiques » pour recruter des professeur.es spécialisé.es. À la grande différence de ce qui se passe aujourd’hui, cet enseignement est très académique, il s’appuie sur une histoire de l’art allant de l’Antiquité jusqu’aux impressionnistes et laisse complètement de côté tout le champ de l’art contemporain (Blague encore).
La véritable rupture a lieu en 1969, année où les Arts Plastiques font leur entrée à l’Université. Ils deviennent donc, dans le sillage de mai 1968, une véritable discipline de recherche. Ainsi, en 1972 est créé le CAPES d’Arts Plastiques, suivi de l’Agrégation en 1975 et de la première soutenance d’une thèse d’État en 1978.
En créant un CAPES d’Arts Plastiques, l’idée est de proposer une éducation artistique accessible et obligatoire à toutes et à tous intégrée à la formation générale de chacun.e d’entre nous. L’éducation artistique est amenée à jouer un rôle clé dans les mutations sociétales et artistiques des années 1970. On a la volonté de laisser de la place à la créativité, d’offrir une ouverture sur le monde, une éducation au regard et d’assurer l’égalité des chances devant la culture. Donner des références communes à toutes et à tous, c’est bien aider à faire société. Apprendre à porter un regard particulier sur les images, c’est bien les comprendre ; non pas seulement grâce à un apport culturel, mais bien par l’observation, la transformation et la production, en résumé par la pratique !
Définitivement, les Arts Plastiques détrônent le « dessin ».
« L’activité créatrice est associée à la réflexion, dans un échange oral des impressions ressenties, afin de dépasser le simple discours sur l’art » (Ruppin, 2016). On associe désormais langage plastique et langage culturel. Le fond n’est plus mis de côté au profit de la forme. Ceux-ci deviennent irréductibles l’un à l’autre.
Le débit redevient normal. Un jeu de ping-pong s’installe entre-nous pour les questions qui suivent.
Au regard de cette histoire qui vient d’être rappelée, ce qu’il est étonnant de constater, c’est qu’en 2022, soit cinquante ans après le premier CAPES d’Arts Plastiques, on entende encore des poncifs du genre :
Ilona. — Quand j’étais au collège ça ne s’appelait pas Arts Plastiques, j’avais cours de dessin.
Agathe. — C’est quoi l’Art Plastique ? (et non pas les Arts Plastiques).
Delphine. — Tu dois savoir vachement bien dessiner, non ?
Ilona. — Mais, on fait quoi en cours d’Arts Plastiques ? Vous avez un programme ?
Ilona. — Ces remarques prouvent bien qu’il y a des spécificités à notre discipline, qui la rendent parfois hermétique, non pas tant dans les connaissances qu’elle doit transmettre, mais bien dans la forme que prend la transmission de ces mêmes connaissances.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que la première spécificité de notre champ de recherche est le fait que la pratique soit envisagée comme origine de la construction de savoirs. Le modèle théorique classique d’un savoir descendant, comme il a été sciemment mis en scène dans la petite historiographie en introduction, n’est donc pas opérant pour comprendre et enseigner les enjeux de la création artistique. Il s’agit de bâtir ces savoirs depuis les compétences et outils propres à chacun.e. En tant qu’enseignantes nous avons alors comme rôle d’amener l’apprenant.e à verbaliser, analyser et, donc, penser ses productions en regard de notions propres à l’art, comme nous les avons apprises nous-mêmes. Par notre formation de plasticiennes-théoriciennes, nous sommes enclines à envisager chaque activité dans sa « plasticité » telle que la définit Catherine Malabou.
“Plassein”, en grec, signifie modeler. To plastes désigne le modeleur, to plasma : l’objet modelé. L’adjectif “plastique” a deux significations opposées : d’une part “susceptible de changer de forme”, malléable ; la cire, la terre glaise, l’argile, sont dites plastiques ; d’autre part, “susceptible de donner la forme”, comme les arts plastiques ou la chirurgie plastique. Est dit plastique généralement le support qui est susceptible de garder la forme qu’on lui a imprimée [...].
Le substantif “plasticité” désigne le caractère de ce qui est plastique, c’est-à-dire de ce qui est susceptible de recevoir comme de donner la forme, (Malabou, 2005).
Si l’objet principal des Sciences Humaines et Sociales, et a fortiori des Arts Plastiques, s’entend dans la recherche d’une meilleure compréhension de la réalité humaine, il nous intéresse de comprendre le réel au travers de l'événement que constitue la rencontre entre une œuvre d’art et son spectateur. L’apprentissage en SHS est inséparable des contextes desquels sont issus les connaissances. Pratiquer cette contextualisation au sein d’une méthodologie de recherche et de transmission permet alors de se défaire de savoirs empruntés et/ou imposés par les Institutions et de prendre conscience que les savoirs sont toujours « situés » (Haraway,1988). Interroger la transmission des connaissances revient alors à questionner la forme même de ces transmissions. Nous cherchons en permanence à rendre poreuses les frontières de ce qui relèverait du simple champ de la pensée universitaire avec ce qui relève d’une pratique plastique et d’une pratique d’enseignante puisqu’il « apparaît que la plasticité est elle-même plastique [et] son mode d’être est identique à ses significations » (Malabou, 2005).
Ainsi, c’est au regard du clivage traditionnel de l'intelligible et du sensible, du savoir et de l'expérience, et depuis le prisme de la création artistique qu’il nous intéresse de mettre en lumière les dispositifs par lesquels nous essayons aujourd’hui de passer des connaissances en art dans le but de placer cette transmission au centre d’une logique de participation et de compréhension aussi pratique que sensible et intellectuelle.
C’est pourquoi nous tenterons de répondre à cette question (problématique lue en cœur toute les trois) : Comment l’apprentissage pratique apparaît-il comme une forme de résistance face à une universalisation des savoirs et de leurs transmissions ? Dans quelle mesure l’œuvre d’art permet-elle cette émancipation ?
La parole passe à Delphine qui poursuit la communication.
Delphine. — Selon Jacqueline Lichtenstein, « l’art de peindre est un acte de la connaissance, le tableau étant l’expression plastique d’une idée, l’aboutissement d’une réflexion, le résultat d’un savoir » (Lichtenstein, 1993)
Alors ?! Enseigner les arts plastiques, c’est penser depuis un « mode d’être pleinement pratique ». C’est adopter une conduite qui mobilise : une pratique par la production de l’œuvre et une pratique de l’œuvre qui opère un entrelacement du faire, du visible et du dicible.
(Pause de 3 secondes)
Agathe. — La transmission des connaissances en arts plastiques ne nécessite pas « le deuil de ce qui est réalisé [production d’élève] par sa transformation en savoir » (Pélissier, 2004) grâce au discours.
(Pause de 3 secondes à nouveau)
Delphine. — Dans le secondaire comme à l’université, la pédagogie des arts plastiques repose sur cette triade : incitation, pratique, verbalisation. Notons bien que la verbalisation ne se tient pas en dernier lieu, mais accompagne bien la pratique. C’est-à-dire que l’élève, l’étudiant.e se trouve devant une situation problème qu’iel doit résoudre par la pratique. Attention, celle-ci est bien souvent issue de leur quotidien et trouve des solutions diverses, propres à chacun.e.
Ex : « Votre matinée occupe l’espace. » (L’incitation est distribuée au public par Agathe et Ilona qui murmurent : « et vous…que produiriez-vous ? / Essayez-vous ! »)
[Figure 1]
Une fois cette incitation donnée, c’est à l’élève de faire, de construire un raisonnement pratique. Bien souvent disposés en îlots, les élèves commencent à échanger entre eux à mesure qu’iels commencent leur réalisation. On appelle ceci la première phase de verbalisation, ici informelle. La pratique va être ponctuée de plusieurs moments verbaux, qu’ils soient entre eux vis-à-vis de leur travail en cours ou de manière plus collective, avec le groupe classe. Plus encore, cette pratique artistique peut-être ponctuée de moments d’analyse d’œuvre étant, d’une manière ou d’une autre en lien avec la demande et leurs travaux. L’enseignant.e participe aussi à ces moments de verbalisation informelle puisque, tout au long de la pratique, iel discute avec l’élève, à propos de ce qu’iel est en train de faire.
Mais alors, l’apprenant.e se trouve face à une double posture. D’une part, une partie de ce que l’élève réalise reste occultée. L’élève sait sans savoir puisqu’il fait. Puis, iel se surprend lui-même, par le langage, dans la manière dont le visible s’inscrit dans une différence par rapport à son intention et à son faire. Le discours se forme à mesure que se fait l’œuvre et en amont de ce qui se produit dans l’espace du visible. Il opère à chaque fois une mutation collective du visible et révèle d’autres rapports au faire.
Loin d’être une simple compréhension métacognitive individuelle, l’apprentissage pratique inscrit l’apprenant.e au sein d’un processus particulier et collectif par lequel une nouvelle compréhension naît des interactions entre les individus et leurs activités.
Plus encore, ce cadre pratique de transmission vient rompre avec les théories cognitives traditionnelles de l’apprentissage tant il s’agit d’une transmission située (les quatre phrases qui suivent sont lues rapidement et égrainées sur les doigts de Delphine) :
— Située par la réalisation d'élèves ou par l’analyse d’une œuvre en lien avec leur travail et à chaque fois relative aux différentes phases de réalisation de leur production artistique ;
— Située par l’incitation de départ ;
— Située par le quotidien de l’élève ;
— Située par l’expérience au travers de laquelle iel fait, dit et pense.
C’est dans ce contexte situationnel, remis en adéquation avec le monde vécu que se produit un glissement crucial du sens. La relation qu’entretiennent les apprenant.es avec la connaissance n’est plus de l’ordre d’une absorption statique des connaissances mais s’entend dès lors comme un processus pluriel et commun, qui « place le savoir au centre d’une logique de participation et de compréhension par la pratique » (Lave, 2009).
(Pause de 3 secondes)
Ilona. — La transmission des connaissances en arts plastiques ne nécessite pas « le deuil de ce qui est réalisé [production d’élève] par sa transformation en savoir » (Pélissier, 2004) grâce au discours.
(Pause de 3 secondes à nouveau)
Procédant d’une conjugaison entre un rapport direct à la matière par la fabrication, et d’une mise à distance collective et individuelle par le langage, ce procédé entraîne un certain dessaisissement. De la part de l’élève (dessaisissement que je ressentais à l’université et que je ressens encore aujourd’hui dans chacune de mes classes). Depuis ma posture d’enseignante, en classe, j’observe que cultiver ce dispositif d’apprentissage ne revient pas à transmettre un objet fini mais présuppose plutôt de construire un cadre à l’intérieur duquel l’élève soit capable de s’étonner lui-même, qu’iel ne craigne pas l’inexploré et qu’iel parvienne à construire des connaissances de manière personnelle et collective, par « le faire, le dire et le pensé » (Espinassy, 2014). Ce que l’élève apprend n’est pas ce que le/la professeur.e dit ou enseigne comme leçon lors d’une séquence.
« […] La posture réflexive des élèves par rapport à ce qu’apporte d’inattendu leur travail plastique et les interrogations qu’il suscite n’a pas seulement trait à des contenus d’enseignements, soit pour l’élève des savoirs à acquérir ; ils [les élèves] sont conduits, en devenant analystes de leurs pratiques, à entrer dans un processus de transformation qui les concerne eux-mêmes en tant que sujet » (Pélissier)
Les élèves apprennent à avoir un recul critique sur le monde et sur leur propre travail. D’autre part, iels apprennent ce qui s’est construit comme connaissance à partir des réalisations, des œuvres, des perceptions et des discours adossés à ces derniers.
Bref, la transmission des connaissances en arts plastiques vient s’opposer aux apprentissages ascendants traditionnels qui, comme le précise Jean Lave, ont bien souvent recours à une uniformisation des connaissances pour leur transmission. Lave met d’ailleurs les apprentissages cognitifs traditionnels en garde contre une transmission des connaissances existantes dans lesquelles l’apprenant se trouve ainsi pris dans une dynamique impérieuse, propre aux logiques individuelles de « reproduction des connaissances données plutôt que dans la production de connaissances en tant que processus flexible d'engagement avec le monde » (Lave, 2009)
(Pause de 3 secondes) (La phrase qui suit est lue par toutes les trois à l’unisson)
« La pratique n’est plus de l’ordre d’une application mais plutôt d’une recherche » (Pélissier).
C’est dans ce contexte que la recherche en arts plastiques se construit. À l’université, l’apprentissage et la recherche en arts plastiques sont marqués par ce même enchevêtrement pratique/théorie. Une recherche en « arts et en sciences de l’art » sous-entend de chercher, depuis un mode pratique, à partir d’un minimum de deux registres différents qui s’articulent l’un à l’autre. Nous mobilisons en effet une recherche par l’art, qui répond d’une pratique de l’artistique par la création. Cette conduite use de la pratique plastique en tant qu’elle est le sujet qui cherche. Chercher par l’art reviendrait à produire une pensée non-textuelle, une pensée pratique.
Le second procédé est celui d’une recherche sur l’art, qui prend en charge les questions théoriques que suscitent les œuvres et l’art en général. Puisant généralement dans différentes disciplines des SHS, cette recherche sur, pense l’art comme objet de recherche. Cette seconde acception sollicite ainsi de construire un propos théorique à partir d’un objet pratique.
Cette association d’un texte théorique à une pratique artistique est propre à notre méthodologie de recherche. Depuis cinquante ans en France, une thèse en « Arts et sciences de l’art » nécessite de développer une pratique artistique comme une pratique théorique. Par là-même, les soutenances se tiennent bien souvent dans une salle d’exposition. Les travaux plastiques comme le mémoire de thèse ont tous deux valeurs de restitution de recherche.
Plus encore, les thèses en science des arts qui émergent de doctorant.es issu.es des arts plastiques sont marquées par la particularité d’une approche plastique de la recherche. Si aucune pratique artistique n’est développée pendant la thèse ou en amont de celle-ci, une nécessité d’un rapport plastique à l’œuvre et à la recherche est mise en action pour mener à bien cette dernière. Ainsi, la théorie devient pratique et la pratique se théorise.
Cet enchevêtrement pratique/théorie qui considère alors l’objet artistique comme objet d’étude et de recherche appartenant aux sciences humaines et sociales (SHS) laisse aujourd’hui place à cette posture d’artiste-chercheur, aussi bien définit par les institutions artistiques que par les universités. Cette posture nouvelle, par l’acceptation de son terme, donne davantage de légitimité à une méthodologie de recherche et de transmission bien souvent marginalisée. La méthodologie de recherche en arts plastiques n’est finalement pas très éloignée de certaines disciplines des SHS qui ont une pratique de terrain et une pratique théorique.
Outre cette reconnaissance émergente dans le monde artistique et culturel, la méthodologie des arts plastiques commence peu à peu à infiltrer d’autres méthodologies de recherche de SHS, finalement pas très éloignées, qui ont une pratique de terrain et une pratique théorique. Cependant, on observe que nombre de disciplines interrogent la question des relations de cette articulation terrain/théorie et trouvent comme nécessaire d’ajuster leurs méthodes de recherche en pensant la forme de celle-ci. Ces disciplines se demandent alors comment chaque recherche nécessite-elle une forme unique qui lie le dire, le faire et le penser au sein d’un équilibre qui prend en compte son point de vue d’observation.
Après avoir questionné l’enseignement des arts plastiques dans le secondaire comme à l’université, nous vous proposons maintenant d’aborder les manières dont, depuis nos positions de chercheuses en art, nous accordons une attention toute particulière aux formes de transmission des savoirs et des connaissances.
Un diaporama numérique est projeté en arrière-plan. Sur l’une des diapos on peut lire : Transmission (Etym.) : trajets, traversées et passages. Ilona fait un geste de la main pour marquer sa présence.
Agathe. — Afin de vous exposer le plus clairement possible la façon dont nous pensons notre travail de recherche, nous examinerons dans un geste réflexif le premier projet que nous avons mené à bien en février 2021 : des journées d’étude en ligne intitulées « Ce que le langage fait à l’art ».
Delphine. —Revenons sur leur genèse.
Agathe. — Au départ de ce projet il y avait Delphine et moi-même dont les objets d’étude observent tous deux, par des voies différentes, les relations que le langage verbal (textes, discours, théorie, exégèse) entretient avec les pratiques artistiques contemporaines. Ces relations se déploient à plusieurs niveaux, tant en périphérie que dans les œuvres elles-mêmes. Aussi, des formes artistiques récentes, telle que la conférence-performée sont symptomatiques d'une pensée du langage en acte et dissolvent la limite entre le contenu et le contenant ou comme évoqué en introduction, entre fond et forme.
Delphine et moi étions en quête de regards et d’expériences relatifs à l’ensemble de ces questions lorsque nous avons amorcé le projet « Ce que le langage fait à l’art ». Cependant, il nous semblait alors qu’il manquait un étage à notre fusée et c’est la rencontre d’Ilona qui nous a permis de la faire décoller. Son intérêt pour le « besoin de présence », concept qu’elle forge dans sa thèse, nous engageait à pousser plus loin nos réflexions quant à la performativité du langage et à la porosité du logos et de la praxis. Nous avons dès lors poursuivi le travail à trois.
À l’instar des réflexions que nous venons de partager avec vous, nous avons invité les futur.es contributeur.rices des journées d’étude à sortir du cadre strict de la communication universitaire afin d’éprouver ces problématiques par la pratique. Par cette proposition, nous faisions infuser dans la fabrication même du discours, les objets sur lesquels nous portons notre attention. C’est donc avec une variété de formats et d’intervenant.es, artistes et théoricien.nes, que ces journées d’étude proposaient de venir questionner et pratiquer diverses utilisations du langage. Annulées et reportées deux fois à cause du contexte sanitaire, ces journées ont finalement dû avoir lieu par écrans interposés.
C’est cette contrainte qui nous a amené à repenser la forme même de notre projet. Il s’agissait alors de recréer le contexte de partage qu’induit la présence réelle des participant.es dans un milieu numérique, tout en faisant perdurer l’adéquation entre le format des journées d’étude et notre champ de questionnements.
Elles se sont finalement déroulées en trois temps bien distincts. Le premier consistait en la publication sur Internet d’une série de courts entretiens filmés avec des artistes/poètes. Le second permettait de faire paraître, toujours sur internet, les communications vidéo des intervenant.es. Enfin, un dernier moment donnait lieu à des tables rondes en visio-conférence, organisées avec l’ensemble des intervenant.es et en présence d’un public. Celles-ci permettaient de revenir ensemble sur les communications-vidéo publiées en amont.
Ilona pointe à nouveau le diaporama afin de présenter une capture d’écran de la page dédiée à ces journées d’étude sur le site Internet du Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur.
De ces modalités particulières de transmission ont émergé une réflexion collective, équilibrant les positions des intervenant.es, du public et de nous-même dans la mesure où chacun.e avait pris connaissance en amont de ce dont nous allions parler. Ainsi avons-nous pu entrer directement dans le vif du sujet et faire progresser la pensée sur une base de réflexion commune. Nous voyons alors comment, en pensant la forme à donner à la transmission, nous avons pu modifier la qualité-même de celle-ci, d’un trajet habituellement ascendant à une circulation plus horizontale.
C’est de cette première expérience qu’a émergé la volonté de poursuivre le travail en commun et avec elle, la nécessité de s’identifier en tant que groupe de recherche. Avec quelques réminiscences d’Art & Language, nous nous mettons d’accord sur le nom [kɔllɛktif‿aʁ lɑ̃ɡaʒ]… au moins phonétiquement.
Delphine fait un geste de la main vers le diaporama qui montre la définition du groupe Art & Language.
Agathe. — Art & Language : groupe d'artistes anglais qui « souligne, jusque dans son nom, l'importance du “tournant textuel” et annonce l’émergence de l’art conceptuel au début des années 1970 » (Art & Language, 1965- 1972)
Ilona fait ensuite un geste de la main vers le diaporama qui montre juste après différentes manières d’écrire le nom du collectif.
[Figure 2]
Ce baptême, loin d’être anecdotique, est nodal en ce qu’il dessine les contours de nos questions de recherche.
Agathe. — Parle-t-on des arts ? Des arts plastiques ? De l’art dans son acception la plus large ou bien de l’art contemporain ?
Delphine. — Et de la même manière pour « lɑ̃ɡaʒ », est-il question du « Langage » comme grand concept philosophique ? Des langages ? Verbaux, mathématiques, gestuels ? Ceux des humain.es, ou bien ceux des abeilles ? d’autres langages encore ?
Ilona. — Mais aussi, rejoue-t-on une hiérarchisation des termes en accordant à certains une majuscule ? Peut-on identifier typographiquement la circulation que nous étudions d’art à langage, de langage à art de collectif à art à langage ?
Comment en effet ne pas envisager les mots comme forme dès lors que l’on pense la recherche dans sa plasticité, développant une pensée non pas sur l’art, mais par et avec lui. D’ailleurs, les artistes connaissent bien l’étendue de la performativité du nom propre. Nombre d’artistes ont ainsi joué sur la graphie de leur nom, troublant par-là la logique d’identification structurant l’auctorialité. L’artiste ORLAN par exemple choisit de n’écrire son nom qu’en lettres capitales. D’autres à l’inverse, comme herman de vries ou bell hooks décident de retirer toutes les majuscules afin de n’imposer aucune hiérarchie. Là aussi, fond et forme sont pensés dans un même mouvement. Ce nom, kɔllɛktif‿aʁ lɑ̃ɡaʒ, éclaire sur nos objets d’étude, bien entendu, mais aussi les procédés que nous mettons en œuvres dans nos recherches, à savoir ces allers-retours Art-Langage et Pratique-Théorie (trajets).
Enfin, et c’est l’aspect sur lequel nous aimerions conclure ici, c’est la place du collectif, de la collaboration et de la co-construction des savoirs qui structure nos activités de recherche, d’enseignement et d’art. Pour qualifier notre groupe de recherche, nous proposons de reprendre l’expression de « [collectif] à dimensions variables », proposé par le critique d’art Ilan Michel pour présenter le duo de Pauline Boudry et Renate Lorenz.
Voici à quoi cela pourrait ressembler : Ilona montre une carte mentale dessinée sur du papier calque par Agathe afin de représenter graphiquement l’état de nos travaux de recherche.
[Figure 3]
[Figure 4]
Cette dimension collective prend toute son ampleur dans un projet d’édition que nous sommes en train d’élaborer à la suite des journées d’étude, intitulé « Restituer le verbe. Ce que l’art fait à l’édition ».
Par ce projet éditorial, nous souhaitons penser le livre non seulement comme support de textes mais comme le lieu d’autres formes d’explorations artistiques, en faisant de l’intermédialité un concept central. Ainsi, nous demandons à des étudiant.es issu.es de parcours artistiques et culturels de produire un objet plastique, graphique, scripturaire, littéraire, poétique – ou tout à la fois – qui permette de traduire simultanément les impressions sensibles, les choix plastiques, mais également l’aspect sémantique des vidéos publiées lors des journées d’étude. C’est à chaque contributeur.rice de mettre en avant les éléments qui leur sembleront les plus signifiants pour restituer la parole d’un.e auteur.rice qu’iels ne connaissent probablement pas. Finalement, nous faisons appel à la faculté des contributeur.rices à interpréter, à transposer, à traduire et à rendre visible le caractère à la fois performatif et artistique des langages. Comme le proposait récemment le collectif de chercheur la Lecture-artiste par cette notion éponyme, il s’agit de faire en sorte que « la subjectivité de l’auteur rencontre celle du lecteur, ce qui implique “diversité et imprévisibilité des modes d’appropriation du discours » (Vaillant, 2010). Ainsi cet objet éditorial se situe entre objet de recherche, forme de restitution et/ou de transmission. Nous le pensons comme un lieu de co-construction des savoirs, issus d’auteur.rices qui expérimentent la plasticité de la transmission. Par ce travail éditorial, il s’agit finalement d’ouvrir des possibilités pour l’élaboration du savoir et des connaissances en sciences humaines et sociales et plus spécifiquement en arts plastiques.
Et Ilona de conclure :
La réflexion que nous avons essayé de mener ici, nous tenait à cœur en ce qu’elle nous a permis de faire l’expérience incarnée de nos postures et de nos recherches en les menant avec un public (et en la poursuivant avec des lecteur.rices). En guise de conclusion, nous dirons finalement que notre expérience ne s’achève pas, mais commence ici avec vous, puisqu’étymologiquement, l’expérience : Ex-perencia est « un agir qui traverse ».
Bibliographie:
Art & Language, Made in Zurich – Selected Editions – 1965-1972, Edité par Jill Silverman van Coenegrachts. Textes de Rod Mengham, Philippe Méaille, Michael Baldwin, Mel Ramdsen, Jill Silverman van Coenegrachts. Publié par les Editions Bernard Jordan, Paris / Zurich, Jordan / Seydoux, Berlin, et jsvcARTPROJECTS, Londres / Paris, 2015
ESPINASSY, Laurence. De la pratique des élèves à la référence artistique : le cours d’arts plastiques comme milieu pour apprendre à lire le travail invisible in. Formation Art et École, Centre Alain Savary (2014) < http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/et-encore/art-et-ecole/art-et-ecole-dans-l2019education-prioritaire-1/de-la-pratique-des-eleves-a-la-reference-artistique-le-cours-d2019arts-plastiques-comme-milieu-pour-apprendre-a-lire-le-travail-invisible-conference-de-laurence-espinassy > dernière consultation le 19/10/2022
GAILLOT, Bernard-André. Arts plastiques. Éléments d’une didactique critique (2e édition). Paris, Presses Universitaires de France, 2012
HARAWAY, Donna. « Situated Knowledges. The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, Vol. 14, no. 3, Autumn 1988, pp. 575-599. < https://www.jstor.org/stable/3178066?origin=JSTOR-pdf > dernière consultation le 19/10/2022
LAVE, Jean. « The practice of learning », in KNUD, Illeris (dir.), Contemporary Theories of Learning. Learning Theorists – in Their Own Words, Londres, ed. Routledge, 2009
LICHTENSTEIN, Jacqueline, « Les origines de la délectation », in Forum « Le Monde » Le Mans, 1993, L'Art est-il une connaissance ? pp.27-46
MALABOU, Catherine. « La plasticité en souffrance », Sociétés & Représentations, vol. 20, no. 2, 2005, pp. 31-39.
MALABOU, Catherine. Changer de différence, Le féminin et la question philosophique, Paris, Galilée, 2009
PÉLISSIER, Gilbert. La pratique du point de vue de l’enseignant des arts plastiques dans le secondaire, date inconnue < https://arts-plastiques.ac-versailles.fr/IMG/pdf/la_pratique_pelissier.pdf > dernière consultation le 19/10/2022
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RUPPIN, Virginie. « Les arts plastiques en France. Une discipline scolaire en mutation », Spirale – Revue de recherches en éducation, vol. 58, no. 2, 2016, pp. 159-173.
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