Résumé

Ce numéro rassemble une partie des contributions au colloque “Le rôle des SHS dans la transmission des savoirs et connaissances”, organisé à l’Université Paul Valéry en Juin 2022, par les doctorants de troisième année des écoles doctorales 58 et 60. Cet événement scientifique a permis d’explorer la place des arts (littérature, théâtre, cinéma, musique, arts visuels, jeux vidéo, etc.), des médias traditionnels et récents (presse, internet, réseaux sociaux, etc.) et de l’enseignement dans cette transmission, leur impact sur la transformation et l’évolution des sociétés, tout comme les obstacles à la transmission des savoirs (contrôle et régulation du savoir, censure, détournements et manipulations des savoirs, usages politiques du savoir expert, fausses informations, construction d’un discours dominant et occultation des mémoires, etc.). 

Ce numéro, tout comme le colloque, a été pensé dans une dimension transdisciplinaire. Si la connaissance est construite dans des champs spécifiques qui semblent parfois imperméables à d’autres, l’interdisciplinarité semble devenir un nouvel enjeu de la recherche. En effet, les nouveaux enjeux contemporains, tels que la crise du Covid-19, appellent à un dialogue entre les disciplines académiques pour appréhender l’objet dans un système complexe. En France, Edgar Morin s’inscrit dans cette voie en défendant un dialogue entre les sciences afin de mieux affronter la complexité des problèmes du monde contemporain. En science, « L'ouverture est pourtant nécessaire. Il arrive même qu'un regard naïf d'amateur, étranger à la discipline, voire même à toute discipline, résolve un problème dont la solution était invisible au sein de la discipline » (Morin, 1994), pour conduire à un dialogue interdisciplinaire.

À titre d’exemple, l'essor récent des humanités environnementales qui regroupent des chercheurs de tous domaines en Sciences Humaines et Sociales, permet à chacun d'apporter sa connaissance, ce qui enrichit le traitement des problèmes environnementaux. Les humanités environnementales sont de moins en moins restreintes au domaine des sciences du vivant et de la terre, et sont de plus en plus étudiées en littérature, psychologie, sociologie, philosophie, histoire, linguistique, et dans d’autres disciplines encore. Selon Guillaume Blanc, « on assiste, depuis une trentaine d’années, à la multiplication de sciences humaines et sociales qui prennent l’environnement pour objet, et revendiquent de voir ainsi leur épistémologie transformée ». Cela pose par conséquent la question du rôle des Sciences Humaines et Sociales dans l'entreprise de transmission du savoir, et des moyens mis en œuvre pour diffuser ces savoirs et connaissances.

Si la connaissance construit des cadres de pensée (frame analysis, Goffman), elle est, selon Berger & Luckmann, le produit d'une construction et elle ne saurait pour cette raison être tenue pour objective. La connaissance est ici pensée dans son sens large entendu dans sa dimension naïve et experte. Si la dimension naïve est construite dans le sens commun, la connaissance experte est, elle, produite dans le champ scientifique. Dans ces deux dimensions, la connaissance ne peut se défaire du processus cognitif et social qui l’accompagne. Les focus, les verbatims, les procédés de diffusion et de transmission deviennent des objets d’études qui parlent de la construction de la connaissance. Ainsi les arts, la littérature et le langage sont, tout comme l’histoire, la philosophie, la sociologie et la psychologie, l'expression d'une subjectivité insérée dans une réalité sociale. La production littéraire et artistique peut être utilisée comme espace de création de solutions politiques permettant tantôt d'apprécier la différence entre “vérités fictionnelles” et “monde tangible”, tantôt une éventuelle prise de distance avec la construction d’un discours historique (par exemple, un récit national) parfois perçu comme objectif, mais pouvant occulter certaines mémoires ou expériences. En outre, la littérature et les arts se sont souvent inspirés de données scientifiques d’ordinaire limitées aux domaines experts qu’ils rendent plus accessibles sous forme artistique et mettent en dialogue avec des problématiques de société dans un but de vulgarisation du savoir et de recherche d’alternatives politiques. Les romans récents sur le changement climatique qui se fondent sur des spéculations scientifiques contemporaines (Johns-Putra, Bracke, Trexler) en sont une illustration. Toutefois, dès 1884, le monde imaginaire de “Flatland” est un espace à partir duquel Edwin Abbott, dans le roman du même nom, évoque l’existence de plusieurs dimensions. À travers son analyse, Cindy Gervolino expose la manière dont la fiction se fait véhicule de connaissances mathématiques. Par l’effort d’imagination que partagent lecteurs et personnages de cette fable, la fiction permet à l’auteur de dépasser la démonstration géométrique pour teinter son œuvre d’une réflexion philosophique et spirituelle sur le rapport de l’être humain à son monde et au divin. Au XXe siècle, en Espagne, des organes de presse tels que le quotidien Ya et le NO-DO (actualités cinématographiques), se posent en véhicules de propagande politique favorisant la création, le façonnement et la diffusion d’une forme de savoir “officiel.” L’article de Mohamed Mimoune se concentrera sur la représentation, par ces deux organes de presse, du mode de vie des populations du Sahara annexé par le régime franquiste, et sur la participation de cette représentation dans la justification de l’entreprise dite “civilisatrice” du gouvernement Espagnol, entre 1958 et 1976.


 

On l’a vu, les crises sociales et environnementales ayant mené à des controverses ainsi qu’à des débats politiques autour du savoir scientifique, la perception et les usages du savoir expert revêtent aujourd’hui plus que jamais des enjeux politiques. En effet, ce sont avant tout les choix effectués dans la sphère politique qui sont à la source de décisions normatives impactant immédiatement la société dans son ensemble (Melucci), et la transmission du savoir ne se construit que comme acte social (Labov). De ces choix politiques peuvent également découler différentes modalités de transmission du savoir et des connaissances, à travers l’histoire et entre différentes cultures. Ainsi, les différences de perception du Covid-19 ont engendré des actions publiques et sanitaires différentes selon les pays, certains gouvernements considérant le Covid comme une maladie endémique. Par ailleurs, la transmission est un processus qui, s’inscrivant dans la durée, fait partie de l'évolution des sociétés (Filhon). Le second axe s'intéresse donc à la connaissance dans sa dimension de diffusion et de transmission, d’une sphère experte à une sphère naïve. Le développement exponentiel de nouvelles formes de technologie a enrichi, sur ce point, les canaux déjà existants de diffusion de l’information et de transmission du savoir. La place de la sensation, de l’émotion et de l’expérience subjective peuvent également constituer un vecteur important de la réception de ce savoir transmis. C’est par le biais de l’immersion auditive, de la conception sonographique et de la mise en scène expographique dans les musées que l’article de Mélissa Mathieu abordera la question de la transmission des connaissances à destination de publics variés, remettant ainsi l’expérience sensorielle au cœur de l’apprentissage. L'article “Histoire mémoire et grammaire vidéoludique” de Thierry l’Hôte étudie le jeu vidéo comme un outil de médiation culturelle et de transmission historique. L’article propose d’examiner le potentiel éducatif du jeu vidéo et d’en souligner ses limites comme medium de vulgarisation scientifique. En s’appuyant sur des jeux emblématiques comme “Assassin’s Creed” et “Civilization”, Thierry l’Hôte explore les enjeux liés aux représentations historiques et aux anachronismes, tout en s'intéressant à la structure fondamentale des jeux vidéo, dite OCR (Objectif-Challenge-Récompense). Par ce biais, Thierry l’Hôte examine les mécanismes qui influencent la perception de l’histoire et qui contribuent à la formation de la mémoire collective. Enfin, le dernier texte “Plasticité de la recherche” est un compte rendu de la communication du collectif Arts et Langages, composé de Agathe Bastide, Delphine Mazari, Ilona Carmona. Lors des ces journées, le collectif a proposé une présentation performative pour explorer les interactions entre arts et langage. Ces trois chercheuses en art ont su montrer l’importance de l’approche pratique et de l’interdisciplinarité pour favoriser une compréhension à la fois sensible et intellectuelle de la recherche en sciences humaines et sociales.


 

Bibliographie


 

Berger, P & Luckmann, T. La construction sociale de la réalité. Paris: Meridiens Klincksieck. 1986.

Blanc, G., Demeulenaere, E. & Feuerhahn, W. (dir.) Humanités environnementale : enquêtes et contre-enquêtes. Paris: Publications de la Sorbonne, 2017.

Bracke, A. Climate Crisis and the 21rst-Century British Novel. Londres: Bloomsbury, 2017.

Filhon, A. Langues d’ici et d’ailleurs : transmettre l’arabe et le berbère en France. Paris: Institut national d’études démographiques, 2009.

Homar, A. R. & Cvelbar, L. K. The Effects of Framing on Environmental Decisions : A Systematic Literature Review. Ecological Economics, n°183, 106950, 2021.

Johns-Putra, A. Climate and Literature, Cambridge: Cambridge University Press, 2019.

Labov, W. La transmission des changements linguistiques. Langages, n°108, 1992, P. 16-33.

Luhan, Mc. Pour comprendre les médias : Les prolongements technologiques de l'homme. Paris:Seuil, 1997

Melucci, A. Sistema politico, partiti e movimenti sociali. Milan: Feltrinelli, 1977.

Morin, E. Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires, n° 2 juin, 1994.

Morin, E. Introduction à la pensée complexe. Paris: ESF 1990. Nouv. éd. Paris: Seuil, 2005.

Trexler, A. Anthropocene Fictions : The Novel in a Time of Climate Change. Charlottesville: University of Virginia Press, 2015.

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Les mondes à plusieurs dimensions: les enjeux de la transmission de connaissances mathématiques dans la fiction (Flatland, Edwin A. Abbott)

Cindy Gervolino

Cette contribution s’intéresse aux croisements interdisciplinaires, et plus précisément à la manière qu’a la littérature d’aborder, de vulgariser et même d’explorer des connaissances mathématiques assez pointues, en partant de l’œuvre Flatland du mathématicien et théologien anglais Edwin A. Abbott. Comment et pourquoi parler des mondes à une, deux, trois dimensions et plus, dans une œuvre de fiction ?  Nous analyserons dans un premier temps les différents niveaux auxquels s’opère la transmission du savoir dans cette œuvre. Nous en distinguons deux :...

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