Actes n°7 / La fabrique de l'opinion : communication, propagande, médias

Entre doxa et parrhésia : perspective critique et phronesis en contexte de fabrication du consentement

Stéphane Trudel

Résumé

Notre contribution s’intéresse à la pensée critique comme principe épistémologique nécessaire à l’organisation des territoires de sens et au partage de sens, dans un contexte où le choc entre culture savante et culture profane semble avoir atteint son paroxysme. L’idée soulevée prend appui sur cette conception phénoménologique selon laquelle les paroles, les gestes et les pensées nous appellent à une grande responsabilité, au sens où l’entendait Otto-Apel, quant aux construits de signification que nous léguons aux gens qui nous entourent. Il n’est pas question de chercher à entretenir ce clivage entre deux cultures qui semblent continuellement s’éloigner, mais plutôt de proposer une mise en dialogue permettant d’illustrer, de façon très modeste, quelques critères épistémologiques permettant d’articuler la pensée populaire et l’esprit critique, afin de générer une pensée dialogique critique s’inspirant des impératifs communicationnels propres à une éthique de la discussion bien informée. Nous prenons le pari que ce ne soit pas en maintenant ce clivage que les contours de ces tensions pourront s’adoucir, mais plutôt en forçant un certain rapprochement, en appliquant cette perspective dialogique critique au domaine de l’éducation, à ce rapport entre culture savante et culture profane, puis au domaine des médias, qui participent tous, à leur façon, à cette propagande servant à fabriquer le consentement. L’objectif n’est donc pas de proposer l’adoption d’une perspective unique, mais plutôt d’entrevoir la possibilité que tous les acteurs puissent s’adonner à la mise en pratique de cette perspective dialogique critique.

Abstract

Our contribution is concerned with critical thinking as an epistemological principle necessary for the organization of territories of meaning and 
the sharing of meaning, in a context where the clash between scholarly and secular culture seems to have reached its climax. The idea raised is based
 on this phenomenological conception according to which words, gestures and thoughts call us to a great responsibility, in the sense that Otto-Apel 
seen it, for the constructs of meaning that we bequeath to the people around us. It is not a question of seeking to maintain this cleavage between two 
cultures, which appears to be constantly moving, but rather to propose a dialogue space allowing to demonstrate, in a very modest way, some
 epistemological criteria, allowing common knowledge, popular thoughts and critical thinking to emerge, in order to generate critical dialogical
 thinking,

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Introduction

En ces temps nébuleux pendant lesquels la connaissance et les démarches scientifiques sont mises à mal, il importe de nous questionner sur cette tension entre une parole populaire et un discours qui, plus soutenu sur le plan épistémologique, nous propose de considérer cette possibilité d’accumuler des connaissances et de développer la compréhension des phénomènes qui nous entourent, comme une fin. D’ailleurs, cette tension entre une certaine forme de doxa, parfois opposée de façon simpliste à ce qui fut qualifié de parrhèsia, remonte à la Grèce ancienne, alors que Platon s’est fait la principale figure d’un idéalisme qu’il est encore aujourd’hui possible de mettre en dialogue avec les différents épisodes de la démocratie athénienne. Et c’est cette même tension qui a pu traverser l’histoire par cette oscillation entre la transcendance et le matérialisme à laquelle, d’une certaine façon, nous nous buttons encore aujourd’hui, alors que la plus récente période de pandémie est venue amplifier le clivage déjà existant entre « ceux qui savent » et une population en quête de sens.

Qui plus est, nous savons qu’il est de plus en plus difficile pour les citoyens de se faire une idée claire de ce qui relève de la recherche, de la science et de ce que nous qualifions de connaissance, en comparaison avec ce qui relève de cette ère qui est désormais souvent qualifiée d’ère de l’après-vérité ou, encore, d’ère du postfactualisme (Gauthier). Le morcellement des savoirs et la surspécialisation de la technique, déjà critiquée en amont par Durkheim dans De la division du travail social (2007/1893) :

 

La spécialisation et la fragmentation du savoir ont augmenté considérablement la quantité d’informations, sans que cela s’accompagne d’un progrès équivalent de notre compréhension du monde. Le savoir dont dispose l’humanité est multiplié par cinq chaque année, mais nous sommes loin de devenir cinq fois plus savants pour autant – nous devenons même proportionnellement moins savants. (Innerarity 15)

L’information et la communication de masse informent donc bien, mais n’indiquent pas comment discerner l’information. Paradoxalement, nous sommes confrontés à une certaine rareté et une certaine confusion au cœur même de l’abondance. Nous vivons dans un monde où l’information est surabondante. Cependant, notre capacité individuelle d’assimilation est limitée et les principes qui peuvent nous permettre de bien filtrer, comprendre, assimiler et discuter de cette information, ne semblent qu’être de plus en plus réservés aux acteurs parvenant à s’inscrire au cœur des canons de cette culture qualifiée de savante. Il n’y a plus de place pour une pensée critique dialogique qui viendrait inclure le citoyen au cœur des discussions qui pourtant le concernent totalement.

Nous assistons à une crise sans précédent des médias, alors qu’Internet redistribue des cartes de l’autorité journalistique (Bonvoisin, Collard, Culot et Guffens). L’esprit critique nous semble donc, au regard de cette crise, le dernier rempart pouvant ralentir, voire limiter, la propagation des fake news au sein de l’espace public. Cette crise sociale, collective et informationnelle suscite une remise en question de notre rapport à la propagande (Bernays, Chomsky et McChesney, Horkheimer et Adorno), afin de permettre l’injection d’une salubrité ou d’une hygiène dialogique critique pouvant nous prémunir contre ces multiples sources de désinformation. Il nous faut donc attaquer ce problème épistémologique critique de fond, mais il nous faut surtout nous pencher sur cette notion de sens que nous accordons à l’information.

Nous proposons donc ici d’une part de nous pencher, à partir des pistes de réflexions offertes par Gergen et Salanskis (2001, 2007 et 2014), sur cette façon dont les individus, par différents processus de rationalisation, parviennent à donner sens à ce rapport entre ignorance et connaissance. Ensuite, nous pourrons rappeler de quelle façon une part importante de la littérature portant sur la notion de consentement (Chomsky et Herman, Laborit, Lipovetsky), nous aide à mieux saisir l’adhésion aux différents discours qui nous sont offerts. Finalement, nous proposerons quelques avenues potentielles pour amoindrir cette tension qui existe entre un discours plutôt savant et une parole populaire très souvent critiquée (Éthier et Lefrançois, Motoi), afin d’envisager une possible réconciliation pouvant passer par le rapport phénoménologique de la construction collective de sens (Gergen, Salanskis 2001, 2007 et 2014 ; Habermas, Otto-Appel, 1994 et 1996).

 

1. De la construction du sens et de notre rapport à la réalité

Le phénomène de la construction sociale des significations est désormais reconnu et considérablement accepté sur le plan scientifique. L'idée d'une connaissance innée du langage telle qu’elle fut proposée par des auteurs tels que Kant ou Chomsky est d’ailleurs peu considérée, alors que Chomsky lui-même, dans la seconde partie de son œuvre s’est affairé à mettre en évidence les risques de la propagande et la façon dont il est possible, par la co-construction des savoirs et des compréhensions, de moduler la perception des individus. Gergen le nommait lui-même très bien dans son ouvrage Construire la réalité. Un nouvel avenir pour la psychothérapie (2005) :

La plus fertile des idées issues des dialogues constructionnistes est que notre conception de la connaissance du monde et du soi a son origine dans les relations humaines. Ce que nous tenons pour vrai et non faux, objectif et non subjectif, scientifique et non mythique, rationnel et non irrationnel, moral et non immoral, est né à partir de groupes d’individus situés dans l’histoire et la culture. Ce point de vue est en désaccord avec deux des plus importantes traditions intellectuelles et culturelles de l’Occident. D’abord avec celle de l’individu cognitif, agent de l’agir rationnel, indépendant, moralement équilibré et capable de raisonner. […] Le savoir, la raison, l’émotion et la moralité ne résident pas dans l’esprit individuel, mais dans les relations. (Gergen 49)

Non seulement, Gergen cherche à mettre en évidence l’impact de la collectivité sur la construction des concepts et sur son apport éthanalytique, au sens phénoménologique où l’a souligné Salanskis (2001, 2007 et 2014), mais il souligne aussi le caractère quasi mythique de l’agent rationnel sur lequel la plupart de nos régulations sont fondées. Or, s’il n’y a pas d’agent rationnel, indépendant et moralement équilibré ou, du moins, s’il y a des agents moins rationnels, indépendants et équilibrés (Kahneman, Thaler, Thaler et Sunstein), il y a urgence de nous interroger sur la portée de tout ce qui est transmis et circule au niveau de l’information collectivement partagée.

Et cette idée du savoir coconstruit, soulève aussi un autre important enjeu qui est celui de la Vérité ou, encore, qu’une simple chose qui puisse tendre vers l’universalité soit même possible. Mais force est de constater qu’il nous est difficilement possible de tirer une vérité transcendante, une vérité « vraiment vraie » de cette pluralité de discours qui semble avoir pu atteindre, pendant la plus récente pandémie, des sommets inégalés. Si une telle forme de transcendance devait encore être possible, nous comprenons bien qu’elle devrait passer par le biais d’un accord commun. Ainsi, l’idée de relativiser cette possibilité de parvenir à un discours univoque peut assurément plaire aux défenseurs d’un constructionnisme social libérateur, pour lequel toutes les voix peuvent contribuer avantageusement aux dialogues constitutifs de notre devenir commun.

Cependant, cette façon de limiter le pouvoir rhétorique à toutes celles et ceux qui défendent détenir une certaine vérité, une sagesse, une méta-compréhension ou une quelconque certitude quant à l’universalité de leurs propositions, nous confronte assurément au risque d’un certain glissement vers ce qu’il fut convenu d’appeler l’ère de l’après-vérité ou, de façon plus commune, l’ère du post-factualisme (Gauthier). Et c’est pour une telle raison qu’il importe plus que jamais de nous réintéresser à cette tension qui existe entre doxa et parrhèsia. Il importe de rappeler que l’opinion, par sa subjectivité et son orientation particulière, n’est pas nécessairement juste et qu’elle demeure, sur le plan épistémologique, bien plus fragile qu’une perspective critique ancrée au sein de critères de scientificité éprouvés et endossés par une communauté de recherche qui a pu mettre celle-ci à l’épreuve et témoigner de sa validité.

Donc oui, l’idée d’une construction collective de la réalité ou d’une perspective éthanalytique de partage de sens demeure pertinente. Toutefois, celle-ci ne nous oblige en rien à rejeter tous les présupposés scientifiques ou scientistes, alors qu’au contraire, cette connaissance cumulative ou provisoire, au sens où l’on suggéré Aristote ou Hume, doit rencontrer la mise à l’épreuve à laquelle nous invite l’application d’une perspective critique réalisée au sein d’une communauté de recherche (Lipman). Et oui, tous les savoirs se trouvent dans la collectivité et celle-ci saura toujours trouver les réponses et les solutions, sans toutefois s’appuyer sur des énoncés vides ou non-validés, qui s’inscrivent plutôt dans cette ère de l’après-vérité (Gauthier).

Certes, lorsque nous discutons en termes de réalités scientifiques, de critères épistémologiques, de canons de la logique ou de vérités transcendantales, nous favorisons nécessairement un discours au détriment des autres. Cependant, le fait de prendre conscience de la construction collective de nos certitudes ne devrait pas nécessairement nous mener vers une certaine forme de relativisme, mais plutôt nous inviter au principe de précaution quant à ce que nous pensons, quant à ce qui découle de nos discours et quant à ce qui est transmis par nos écrits (Otto-Apel 1996). L’ensemble de nos gestes, de nos actes de langage et de la construction sociale de nos pensées, détient une influence plus qu’importante en ce qui a trait à la compréhension que les gens qui nous entourent pourront retenir de ce monde que nous partageons :

 

Cependant, le contexte est aussi social. Nous vivons parmi nos proches, dans un village, un quartier, un pays. Dans ces contextes, nous interagissons avec des gens selon divers rôles et nous nous livrons à diverses activités qui produisent d’autres contextes, divers eux aussi. Toute cette dynamique est saisie par le langage, qu’il s’agisse de celui de la parenté, des différentes fonctions sociales (agent de police, médecin, président), des différentes sphères d’activité (politique, économie, religion, arts), etc. […]. Apprendre le langage de la société implique d’acquérir une certaine conscience de son fonctionnement, de ses usages, de son histoire et de ses rapports avec ce qui lui est extérieur, soit la nature, le cosmos ou le divin. (Taylor 38-39)

Sachant que nous sommes reliés par ce partage de sens, il est impératif de nous attarder à la signification que nous donnons, collectivement, aux mots, aux concepts, aux idées et aux énoncés partagés. Il n’est pas question d’opposer un quelconque relativisme crasse à une perspective qui ne s’apparenterait qu’à une simple accumulation de données, mais bien de développer une compréhension cohérente, solide et référentielle des éléments de discussion, qui viendront meubler notre culture commune. Et nous faisons bien référence ici à une culture commune, et non pas à cette forme d’acculturation vers laquelle un discours porté vers l’après-vérité risque constamment de nous mener.

Les travaux des Bourdieu (Bourdieu et Passeron) et Lahire, sans ici les explorer, ont d’ailleurs fait un intéressant travail sur l’exploration du rapport langagier à la culture et « aux » cultures, telles que cela put être observé, non pas dans un sens péjoratif, mais bien analytique, au sein de ce qui peut être qualifié de sous-cultures, dans les contextes de pauvreté, de sous-industrialisation ou, plus récemment, d’immigration. Il faut donc garder à l’esprit qu’il est de moins en moins question d’un langage – excluant ici même le rapport aux traductions, mais en nous concentrant plutôt sur les sous-langues d’une même langue -, mais de plusieurs langages et types de discours qu’il nous faut arrimer ou harmoniser au sein d’un même espace et d’une même culture. S’il y a plusieurs langages, il y a donc impérativement plusieurs sens et c’est cela qui nous invite à développer, bonifier et enrichir ces partages de sens auxquels Salanskis (2001, 2007 et 2014) fait référence, dans un contexte de communauté et de collectivité.

En identifiant le sens comme une voie vers le monde, comme le dévoilement d’une réalité complexe, et si quelque chose a du sens ou fait du sens, c’est qu’il renvoie donc à une réalité, qu’il cherche à dépasser l’absurde, la relativité. Mais pourquoi est-ce si important de nous arrêter à ce partage de sens commun ? Quelle est la place du politiquement correct au sein des différents discours et qu’en est-il de la culture profane ou, encore, de cette tension entre culture profane et culture savante ? Pourquoi nous acharner à dépasser ce relativisme des discours ? Pourquoi ne pas nous satisfaire du sens que nous donnons aux choses, sans pour autant nous attarder à cette multitude de sens qui meublent notre existence ? Pourquoi, au-delà de toutes ces questions, nous intéresser à cette idée d’une après-vérité ?

 

2. Entre propagande et consentement : qui peut nous faire dire quoi ?

Nous pourrions nous intéresser au concept de l’industrie culturelle, tel que l’ont fait Adorno et Horkheimer, dans La dialectique de la Raison ou, encore, aux critiques relatives à L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain de Lipovetsky ou à l’Éloge de la fuite d’Henri Laborit, quant à cette montée en puissance d’un déracinement du réel de la part des individus et d’un attachement à cette forme de monde comme représentations, superposé à un monde réel qui nous rapprocherait de l’essence. Un glissement vers la facilité, vers une déconnexion et un rejet de la platitude ou de la banalité du monde semble évident. Nous sommes témoins de cette fuite vers l’avant qui accable la plupart des sociétés occidentales contemporaines, au sein desquelles un accroissement du soutien aux théories conspirationnistes fut marquant pendant le plus récent contexte de pandémie.

Et ce constat ou cette pathologie du social (Trudel), nous pousse davantage à nous intéresser non pas à une perspective fonctionnaliste qui nous ramènerait au tout-à-l ’individu qui, seul à devoir confronter sa souffrance, se lancerait dans une course folle contre la montre et, dans un élan souvent associé à une certaine forme de narcissisme, chercherait à rationnaliser son existence et à un donner un certain sens à cette vie réalisée en marge des discours plutôt savants, des milieux académiques ou des univers intellectuels qui, par leur lacunes pédagogiques, ont pu repousser ces individus dans des rôles de promeneurs solitaires. Au contraire, nous cherchons plutôt à conserver une certaine distance critique et à nous intéresser à ce que Herman et Chomsky ont pu identifier comme La Fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie (1988).

En ce sens, McChesney et Chomsky nous ont d’ailleurs suggéré trois intéressants critères qui devaient permettre aux citoyens d’exercer de façon adéquate et légitime leur souveraineté. Rattachés aux aspects politiques du discours, ces critères peuvent fort possiblement s’appliquer à la plupart des discours portant même sur la connaissance :

 

Premièrement, il importe que la société ne présente pas de disparités marquées dans la répartition de la richesse et de la propriété, car celles-ci affaiblissent la capacité des citoyens d’agir sur un pied d’égalité. Deuxièmement, il importe que les citoyens ressentent un sentiment d’appartenance à leur communauté et soient conscients que le bien-être de chacun dépend étroitement du bien-être de tous. Ce sentiment donne à la culture politique démocratique une solidité qui lui ferait défaut si chacun ne cherchait à promouvoir que ses intérêts personnels, même quand ils nuisent à l’ensemble de la communauté. Troisièmement, la démocratie requiert l’existence d’un système de communications efficace, aux ramifications étendues, qui informe et mobilise l’ensemble des citoyens et les amène à partager réellement à la vie politique. Le rôle de ce système revêt une importance particulière à mesure que les sociétés croissent et deviennent plus complexes. (Chomsky et McChesney 101-102)

Cette recette, fondée à partir de critères très similaires à ceux édictés par Habermas et Otto-Apel (1994 et 1996), peut très bien s’appliquer à différents types de discours. L’idée des inégalités et de la relativité des différents discours sont indissociables. C’est d’ailleurs un des principaux éléments qui maintient des individus sensibles aux théories conspirationnistes ou aux discours de l’après-vérité, en dehors des sphères plutôt académiques et la société savante. Du côté du second critère, il semble que l’exclusion des citoyens communs de la part d’une certaine forme d’élite du discours a pu inviter bon nombre d’individus à se braquer devant toute approche réformatrice ou visant à les encadrer davantage quant au savoir et à ses différentes formes d’appréhension ce celui-ci. Finalement, l’idée selon laquelle un système efficace de communications soit essentiel est venue nous frapper de plein fouet pendant la plus récente pandémie. Le choc entre les médias traditionnels et les médias dits « alternatifs » fut marquant.

D’ailleurs, un projet collaboratif intitulé CoronaVirusFacts a été mis en place par le Réseau international du fact-checking (IFCN). Ce projet s’est appuyé sur plus de 100 fact-checkeurs en provenance de 70 pays. Cela a mené à plus de 3 500 vérifications, dans 40 langues (données du 29 avril 2020) (Monnier). Dans ce contexte, une large majorité de sources pouvaient indiquer des éléments faux ou partiellement faux. D’autres données vont d’ailleurs en ce sens, alors que « Entre le 22 janvier et le 5 février, le réseau de fact-checking CoronaVirusFacts a procédé à 211 vérifications des faits, publiées en 15 langues, dont 199 portaient sur des contenus totalement faux, partiellement faux, pour la plupart faux et/ou inexacts (Tardáguila). » (Monnier)

Non seulement les moyens de communication furent accessibles, mais sans critères épistémologiques clairs pour identifier les sources des différentes propositions médiatiques, quant à l’interprétation des phénomènes relatifs à la pandémie, plusieurs citoyens ont peiné à savoir où donner de la tête et on pu se perdre dans les dédales de discours fictifs construits sur des amalgames et des postures de « critiqueux » ou de « critiquailleux », qui se définissent trop souvent par opposition aux discours davantage cohérents. Et la distinction entre le vrai et l’apparence du vrai n’est jamais simple. L’esprit critique, au plan épistémologique, s’acquiert avec le temps.

Nous entretenons et développons tous une certaine forme d’activité intellectuelle. Toutefois, nous sommes trop peu souvent conscients de la portée sociale de ce que nous laissons en libre circulation. Et sans cette conscience éthanalytique, cette conscience de l’impact de nos propos non seulement sur le développement du langage commun, mais littéralement sur le développement du monde, de notre communauté ou de nos collectivités, il y a de forts risques de voir cette déconnexion entre les citoyens et les porteurs d’une culture plus savante, scientifique ou académique, s’amplifier.

Et dès lors, dès que nous sommes en mesure d’accepter qu’un certain relativisme s’inscrit au cœur des différents discours, dès que nous reconnaissons cette tendance lourde à l’appropriation d’une culture de l’après-vérité, dès que nous reconnaissons les limites de cet agent rationnel qui fut au cœur des différentes théories et modélisations économiques, dès que nous acceptons cette idée d’une auto-mise-en-marché des individus, propre à cette culture du néo-sujet et, finalement, dès que nous acceptons cette idée que certains cherchent à tirer avantage de cette posture vulnérable des consommateurs d’information, il nous faut être sensibles à ce que pourrait nous permettre une lecture critique de l’information.

 

3. Parvenir à faire le ménage dans nos têtes

Afin de dépasser les apories propres à la pluralité des discours et afin de permettre aux consommateurs d’accéder à un discours cohérent qui les invite à penser, non pas contre, mais plutôt avec ou à partir de cette séquence d’informations qui leur est offerte, plusieurs moyens peuvent être mis en pratique. Nous pourrions d’une part songer à la mise sur pieds d’une culture de lecture critique des médias, mais nous pourrions aussi penser à un enseignement qui serait orienté vers un meilleur arrimage entre l’éducation savante et les différents discours profanes. Cependant, il semble qu’une certaine forme de révolution démocratique soit l’une des avenues à privilégier. Et par cette révolution démocratique, nous ne faisons pas allusion à une révolution fondée sur les armes, mais plutôt à une révolution pour laquelle l’arme principale est celle de l’esprit critique.

Il nous faut donc, non seulement par une réforme de l’éducation, mais aussi par une refonte des pédagogies, par la mise sur pieds d’un réseau d’éducation citoyenne et par une meilleure veille publique des médias, parvenir à réintroduire cette notion de critères de scientificité au sein des discours populaires. Afin d’améliorer le niveau des débats, il faut, tout en conservant les critères discursifs qui furent portés à notre attention par cette vive marche vers la relativisation des discours, nous assurer qu’afin de parvenir à la mise sur pieds d’une communauté de discussion idéale, les informations vérifiables et validées soient plus aisément accessibles à la plupart des individus :

Cette idéologie instrumentale de l’université a fini pourtant par s’imposer en France par paliers successifs, au nom de la démocratie, de l’emploi et de la modernité. Du rapport Laurent de 1995 au rapport Attali, en passant par le plan Universités 2000 et par la multiplication récente des licences professionnelles, c’est la même représentation qui s’applique avec persévérance et qui transforme de plus en plus profondément la mission de l’université, laquelle ne trouve plus d’autres raisons légitimes que le débouché professionnel des étudiants, le profit que les entreprises peuvent tirer des recherches et la formation que peuvent y recevoir les salariés, spécialement ceux du vaste continent tertiaire. (Laval 100)

Et au-delà de cette perspective technocratique qu’il nous faut combattre, quant au monde de l’enseignement, rappelons aussi qu’il nous faut porter constamment attention à cette tension vive qui cherche à opposer une culture savante à une culture profane. Les critères de vérité découlent en fait du dialogue entre celui qui propose le message et celui qui le reçoit (Foucault). Celui qui reçoit le message entre donc dans une posture d’ajustement continu entre l’intentionnalité derrière les propos suggérés et la capacité qu’il a, sur le plan herméneutique, d’obtenir de ceux-ci l’intentionnalité profonde. Autrement dit, cette dialectique entre émission et réception est inévitable, incontournable. Toutefois, les contours de cette dialectique peuvent, par un partage constant des conditions du discours, être amoindris et rendre le message plus recevable pour un auditoire plus large :

En effet, la communication contemporaine présente tous les aspects d’un monde lisse et poli, où les flux d’informations peuvent se rendre sans le moindre frein de la bouche directrice à l’oreille obéissante. L’espace institutionnel de discussion, le lent mouvement de la réflexion, l’attention portée au monde qui nous entoure et à sa préservation, ces soucis pourtant essentiels s’évanouissent dans le processus communicationnel. Pour assurer l’efficacité économique et maximiser le rendement, tout doit aller toujours plus vite. Ce miroir aseptisé, rapide et technologique de nos écrans d’ordinateur renvoie l’image d’une société qui a remplacé le socle politique qui la fondait par la gestion d’une machine économique extérieure à elle et qui la dirige. L’apparence attrayante du monde des communications cache en fait le revers d’un monde où les humains sont superflus. (Tremblay-Pépin page?)

Cela signifie donc que si un auditoire plus large est concerné par cette urgence de filtrer l’information et de limiter notre rapport à la propagande, il urge aussi de conscientiser cet auditoire plus large en ce qui a trait aux critères épistémologiques minimaux qui pourraient leur permettre à tout le moins de ne pas recevoir toute l’information publique comme valide, mais plutôt de développer cet esprit critique dialogue au sein duquel s’articulent pensée savante et pensée profane. La distance entre ces deux discours doit être réduite à sa plus simple expression afin de permettre le réel avènement d’une communauté idéale de communication.

Il importe donc ici de ne pas réduire nécessairement les critères de validité ou de qualité des informations transmises, mais de s’assurer que les vulgarisations qui en sont proposées reposent tout de même sur des critères épistémologiques collectivement partagés. Une œuvre de fiction porte en elle le pouvoir de toucher un nombre plus étendu de personnes, mais elle porte aussi en elle ce risque constant de glissement vers une conception profane de la compréhension collective des discours, concepts et contenus. Le développement d’une perspective dialogique critique permettra toutefois, nous le croyons, d’éviter certains de ces écueils potentiels.

 

Conclusion

Lors de notre présente réflexion, nous avons pris soin de soulever la question de l’importance d’une information juste et validée, dans le contexte d’une co-construction des savoirs, des territoires de sens et des partages de sens. Nous avons questionné cette possibilité qu’un glissement ait présentement lieu entre une culture autrefois savante et une culture désormais profane, qui repose sur des croisements d’interprétations multiples qui, tel le jeu du téléphone, en viennent à déformer le message pour ne laisser aux derniers interlocuteurs bien peu d’éléments qui pouvaient au départ sembler essentiel.

Et nous avons défendu l’hypothèse que de co-constructions en co-constructions, venait s’instaurer une certaine forme de relativisme des savoirs, de la connaissance et de la compréhension générale des phénomènes. Nous avons questionné l’impérative nécessité d’intervenir afin de limiter l’hémorragie qui fait présentement rage au sein des établissements d’éducation, au sein de ce rapport entre culture profane et savante, puis au sein des messages véhiculés par nos différents médias.

De part et d’autre, le constat fut le même, alors qu’il y a urgence d’agir et d’accepter de nous redonner ces lignes directrices qui permettent le retour en scène d’une discussion bien informée, bien régulée et au sein de laquelle les différents acteurs se sentent concernés, compris, écoutés, mais aussi instruits et informés. Il est temps que cesse cette tension entre une culture savante qui repousse les moins érudits et une culture populaire qui repousse ceux qui pourraient apporter beaucoup au dialogue. Et ce point de jonction entre ces deux cultures nous semble en fait être la redécouverte d’une culture dialogue critique qui passe par les communautés de recherche et de communication.

Les discussions qui ont pu émerger du colloque La fabrique de l’opinion. Communication, propagande, médias…tenu au sein de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, en juin 2021, allaient dans le sens que de tels propos sont assurément inspirants, mais qu’il devient toutefois difficile d’en concevoir la réelle mise en place. Le constat de l’urgence d’agir fut communément partagé, sans doute aucun. Toutefois, l’évidence même selon laquelle la culture savante, qui se veut par et pour elle-même allait peiner à redescendre vers la population allait aussi de soi. Comment la culture scientifique ou académique qui s’appuie justement sur cette habilité à naviguer au regard des différents critères épistémologiques parviendra-t-elle à amoindrir le crédit qu’elle s’accorde ou par lequel elle se définit pour rejoindre l’ensemble de la population ?

Répondre à cette question sera notre prochain cheval de bataille alors que la responsabilité incombe aux académiciens d’adapter leurs discours à la population, qui elle ne pourra pas spontanément élever le sien. Il est aussi impératif que les académiciens cessent de parler des acteurs de leurs recherches, de populations mobilisées, comme si celles-ci n’étaient pas présentes ou concernées par ce métadiscours sur elles-mêmes. C’est par la collectivité que les différents enjeux collectifs auxquels nous sommes confrontés pourront être réglés. Toutefois, il n’en revient qu’à nous de choisir si nous souhaitons procéder par une communauté élargie ou une communauté retreinte. Comme l’indiquait Gergen :

[…], la construction d’un monde constitué d’agents individuels a une face sombre. En opérant une distinction fondamentale entre moi et l’autre, nous créons un monde de distances : moi ici, et vous là. Nous nous concevons comme des êtres isolés et étrangers. Nous favorisons l’autonomie – devenir un « self-made man » qui « fait ce qu’il veut ». Être dépendant devient un signe de faiblesse et d’incapacité. Concevoir le monde comme constitué d’individus distincts les uns des autres revient à éveiller la méfiance […]. (Gergen 56)

Or, c’est cette méfiance, cette conception de faiblesse et d’incapacité que nous cherchons à dépasser. Et la meilleure façon d’y parvenir est en nous attaquant à la fois à cette tension entre culture savante et culture profane, à cette propension au milieu de l’éducation à se technocratiser et à ce rapport de force qu’il faudra inverser entre médias privés et masses populaires. Il nous faudra alors nous engager dans cette démarche d’explicitation dialogique des conditions de discussions et des différents présupposés :

Il semble que nous l’ayons déjà dit : une explicitation s’expose à ce qu’on essaie de pratiquer à son égard à nouveau l’explicitation. Son engagement dans la vérité consiste à être ouverte sur la réitération à partir d’elle de la procédure qu’elle met en œuvre : la vérification consistant dans le fait que l’explicitation s’avère un point fixe. […] Les habitudes du dialogue font d’ailleurs que c’est un coup classique, dans l’échange, que de valider l’explicitation d’autrui avant d’aller plus loin : de la sorte, l’engagement dans la vérité de celle ou celui qui a explicité se trouve souligné. (Salanskis 2014, 223)

C’est donc en ce sens, en adoptant cette posture éthanalytique critique que nous parviendrons à éviter les différents écueils épistémologiques et nous rejoindre à même ces différents territoires de sens pour générer ce que Salanskis (2001, 2007 et 2014) qualifia de partage de sens.

 

RÉFÉRENCES

BERNAYS, Edward L. Propaganda.  Comment manipuler l’opinion en démocratie, Montréal, Lux, 2008.

BONVOISIN, Daniel, COLLARD, Yves, CULOT, Martin et Brieuc GUFFENS. La critique de l’information – 5 approches pour une éducation aux médias. Média Animation, Les dossiers de l'éducation aux médias, Bruxelles, 2020.

BOURDIEU, Pierre et Jean-Claude PASSERON. (1964). « Les héritiers: les étudiants et la culture. » Revue française de sociologie, 6(3), Paris, 1964, 397-398.

CHOMSKY, Noam et Edward HERMAN. Fabrication du consentement (La) de la propagande médiatique en démocratie, Marseille, Agone, 1988c, 2008.

CHOMSKY, Noam et Robert W. MCCHESNEY. Écosociété | Propagande, médias et démocratie, Montréal, Écosociété, 2005.

DURKHEIM, Émile. De la division du travail social, Paris, Presses universitaires de France, 1893c, 2007.

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Egalité des sexes, diversité ethnique et sexuelle : la normalisation par l'image. L'exemple des comics et de leurs adaptations à l'écran

Gary Morra

Les héros de comics sont le panthéon mythologique de la culture pop. Suite aux nombreuses adaptations cinématographiques et télévisuelles dont ils ont fait l’objet, ils sont devenus des personnages importants pour la génération des milléniaux. Nous nous intéresserons à la manière dont les comics intègrent la question de la diversité, cherchant par là-même à normaliser par l’image une évolution sociale. Plusieurs exemples de productions ont été analysés avec l’idée d’inclure une plus grande diversité : les personnages féminins, d’ethnies différentes,...

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