La fabrique de l'opinion : communication, propagande, médias
Yacine Boulaghmen, Raja TawilRésumé
Le présent numéro rassemble les contributions d’une dizaine de chercheurs, qui ont participé au colloque « La fabrique de l’opinion » organisé à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 en juin 2021, par les doctorants de troisième année des Écoles doctorales 58 et 60. Ce colloque a permis d’explorer différentes dimensions de la fabrique de l’opinion et la multiplicité des enjeux qu’elle ouvre, en croisant les regards pluridisciplinaires afin de les enrichir mutuellement.
La doxa se situe entre science et ignorance (Platon, 1966, p.235). Elle permet de saisir les apparences du monde qui entoure l’interprétant, sans forcément atteindre la vérité. Aristote (1987, p.155) attribue un statut raisonnable à ce concept par une opposition entre science et opinion. Mais, contrairement à la science, l’opinion est une manière de penser ou un jugement, personnel ou collectif, que l’on porte sur une question, sur un sujet ou un ensemble de sujets. Une opinion dénote une orientation particulière qui n’est pas forcément juste. Elle se construit sur des représentations interprétables selon les expériences d’un individu ou d’une communauté socioculturelle.
L’ouverture de ce numéro par la contribution de Stefano Cristante plonge le lecteur au cœur de la « Doxasphère » (2014), dans laquelle les opinions de différentes instances communicationnelles classées par catégories se confrontent, de sorte que chacune tente d’influencer l’autre. L’auteur propose ici une reconfiguration de la « Doxasphère » à l’ère du numérique. Nous y trouvons ainsi des instances politiques, médiatiques, citoyennes et aussi des groupes de pression qui peuvent se présenter sous forme d’associations, de syndicats, de célébrités, de lanceurs d’alertes ou d’influenceurs sur les réseaux sociaux numériques.
Les articles de ce numéro confortent la théorie de la « Doxasphère », en présentant des travaux de recherche ayant trait à la politique, à la vie quotidienne, à l’organisation de la société, au cinéma et aussi à la bande dessinée. Camille Bouzereau s’intéresse aux stratégies discursives du « Front national » entre 2000 et 2017, en se focalisant sur la mise en scène énonciative d’une doxa face à une contre-doxa, d’un point de vue lexico-grammatical et inter-discursif. Dans une perspective analogue, l’article de Joy Paillocher propose une étude du discours de propagande lors de la guerre civile espagnole entre 1936 et 1939, en mettant en exergue la manipulation de l’information, l’instrumentalisation de la religion et de l’histoire, dans le but de forger une opinion publique favorable au franquisme. Cette finalité fait également l’objet de la recherche menée par Stéphane Trudel dans un environnement multiculturel outre-Atlantique, où les clivages entre les différentes communautés ne cessent de s’accroitre. Il s’agit pour lui de décrire un processus de fabrication du consentement permettant une mise en dialogue, qui vise à faire accepter l’autre malgré ses différences. C’est dans cette optique que la contribution de Gary Morra tente de rendre compte à quel point les Comics cherchent à normaliser par l’image une évolution sociale, en incluant dans leurs productions des personnages féminins, d’ethnies différentes ou LGBTQIA+. Toujours dans le domaine des arts, Ronald Vargas présente une étude cinématographique du film bolivien « Le sang du condor » (Mallku, 1969), qui explore les répercussions de cette œuvre sur la politique de la Bolivie des années 1960. L’auteur propose que ce film permet de véhiculer un discours critique de l’histoire politique et culturelle de la Bolivie d’une manière très codifiée.
La fabrique de l’opinion ne se limite pas aux discours politiques, médiatiques et artistiques. Isabelle Morillon présente par exemple une étude quantitative de corpus comme moyen méthodique pour analyser des messages écrits du quotidien. Mettant en évidence des marqueurs lexicaux, formels et conceptuels employés dans un corpus de 705 unités, collecté entre 2017 et 2020, cette étude tente de rendre compte d’une continuité naturelle avec la langue de bois que l’auteure définit dans son sens historique, c’est-à-dire d’ « un langage fait pour l’incantation et la négation du réel. »
L’opinion constitue ainsi un élément essentiel dans la composition d’un filtre cognitif individuel ou collectif permettant de percevoir la réalité et d'interpréter le monde. Lorsqu’il est partagé, ce filtre représente un facteur d'authentification et un ciment culturel au sein d’une communauté, grâce à son caractère consensuel (Boyer, 2003). Les articles publiés dans ce numéro tentent de démontrer que l’opinion est façonnée par un discours produit par des instances exerçant différents degrés d’influence sur leur auditoire, au point d’impacter leur quotidien, leurs comportements, voire leurs émotions. C’est dans cette perspective que Vincenzo Susca illustre sa réflexion par des extraits de la série britannique « Black Mirror » (Brooker, 2011) et propose le syntagme « émotion publique » au lieu d’« opinion publique », dans une ère où la culture numérique se propage par le biais de dispositifs devenus des objets culturels nécessaires à l’interaction. Ceux-ci font de plus en plus partie du quotidien et constituent également des moyens de pression sur le comportement de leurs utilisateurs jusqu’à contrôler leurs émotions. Ce sont ces outils qui donnent accès aux médias traditionnels et émergents. Ces nouveaux médias, explorés en partie ici promettent à la fois de faire évoluer la fabrique de l’opinion et de la complexifier.
Références bibliographiques :
ARISTOTE. (1987). Organon IV. Paris : Vrin.
BOYER, H. (2003). De l’autre côté du discours. Recherches sur le fonctionnement des représentations communautaires, Paris : L’Harmattan.
PLATON. (1966). La République. Paris : GF-Flammarion.
Sommaire du numéro
L'avènement de l'émotion publique ou l'avènement de l'émotionnel dans la doxasphère reconfigurée par la technologie numérique
Stefano CristanteL'opinion publique représente un phénomène complexe et énigmatique de la société moderne, sur lequel ont travaillé des universitaires et des chercheurs de la trempe de Jurgen Habermas, George Gallup, Niklas Luhmann, Elizabeth Noelle-Neumann, Pierre Bourdieu et bien d'autres. La difficulté rencontrée par les sciences sociales face à cet objet mystérieux se trouve dans l'absence de définition partagée. Ma proposition est de transformer la question de recherche : ce ne serait plus «qu'est-ce que l'opinion publique ?» mais «de quoi est...
Lire la suiteLa doxa dans le discours du Front National (2000-2017)
Camille BouzereauCet article examine linguistiquement le discours du Front National (FN) sur la période contemporaine (2000-2017). Pour réaliser cette étude nous reprenons notre corpus de thèse qui se divise en cinq bases de données, disponibles sur le logiciel Hyperbase (développé au laboratoire Bases, Corpus, Langage UMR 7320). Plus précisément, cet article décrit une stratégie singulière du parti, soit la mise en scène énonciative d’une doxa face à une contre-doxa. Dans cette perspective, nous présenterons ici les différents supports discursifs pour faire...
Lire la suite"Je ne désire pas seulement vaincre, mais aussi convaincre" : la propagande nationaliste espagnole en temps de guerre et de paix (1936-1945)
Joy PaillocherLors de la guerre civile espagnole (1936-1939), une utilisation massive de la propagande par des voies jusqu’alors jamais empruntées fut entreprise, avec pour objectif principal de décrédibiliser l’adversaire et mobiliser le peuple dans la lutte contre l’ennemi. A l’issue du conflit, l’utilisation de la propagande fut prolongée dans le but, cette fois-ci, de forger une opinion publique favorable au franquisme et de faire embrasser l’idéologie nationale-catholique au peuple espagnol. Dans leur souhait de légitimer les actes martiaux et de justifier...
Lire la suiteEntre doxa et parrhésia : perspective critique et phronesis en contexte de fabrication du consentement
Stéphane TrudelNotre contribution s’intéresse à la pensée critique comme principe épistémologique nécessaire à l’organisation des territoires de sens et au partage de sens, dans un contexte où le choc entre culture savante et culture profane semble avoir atteint son paroxysme. L’idée soulevée prend appui sur cette conception phénoménologique selon laquelle les paroles, les gestes et les pensées nous appellent à une grande responsabilité, au sens où l’entendait Otto-Apel, quant aux construits de signification que nous léguons aux gens qui nous entourent....
Lire la suiteEgalité des sexes, diversité ethnique et sexuelle : la normalisation par l'image. L'exemple des comics et de leurs adaptations à l'écran
Gary MorraLes héros de comics sont le panthéon mythologique de la culture pop. Suite aux nombreuses adaptations cinématographiques et télévisuelles dont ils ont fait l’objet, ils sont devenus des personnages importants pour la génération des milléniaux. Nous nous intéresserons à la manière dont les comics intègrent la question de la diversité, cherchant par là-même à normaliser par l’image une évolution sociale. Plusieurs exemples de productions ont été analysés avec l’idée d’inclure une plus grande diversité : les personnages féminins, d’ethnies différentes,...
Lire la suiteLa construction d'un héros populaire. Les formes politiques du cinéma dans le film Yawar Mallku (Le sang du condor, 1969), du réalisateur bolivien Jorge Sanjines
Ronald VargasLa Bolivie est le produit des traditions d’une population majoritairement native et des conséquences de la colonisation espagnole. Elle conserve à l’intérieur de ses frontières une diversité de cultures régies, pendant la majeure partie de son histoire, par une oligarchie qui profite des richesses naturelles, exploite les natifs et préserve ses privilèges par la violence. Ce pays est donc un territoire de confrontation entre des visions divergentes du monde. Jorge Sanjinés (La Paz, 1937), cinéaste engagé, expose sa vision de...
Lire la suiteUne approche du discours ambiant : le concept de messages écrits du quotidien (MEQ)
Isabelle MorillonLe cœur de notre étude repose sur un échantillon composé des messages écrits donnés à voir au quotidien. Le corpus comprend 705 unités collectées sur la période 2017-2020. L’objectif est de passer du constat d’un langage ambiant omniprésent à la récolte de ces éléments de langage afin d’en garder trace et d’en proposer une analyse textuelle. Ce travail d’analyse ne se situe pas dans la tradition de la logométrie. L’étude quantitative que nous avons réalisée est un moyen méthodique de...
Lire la suiteDystopie et vie quotidienne. Sociologie de l’émotion publique
Vincenzo SuscaLes séries télévisées constituent depuis le début du XXIème siècle la forme privilégiée dans laquelle notre culture se projette, mais Black Mirror représente bien plus que cela : c'est un fait socioculturel emblématique du monde contemporain qui esquisse la société du futur en décrivant de manière paroxystique ce que nous vivons déjà - la dystopie au cœur du quotidien. Voici un spectacle, un musée, une prison et un jeu vidéo où la technique, les algorithmes et les réseaux sociaux prévalent...
Lire la suiteLa communication politique technologisée: l'hologramme et l'audience
Yacine BoulaghmenCette contribution porte principalement sur les rapports entre un meneur de foules (Le Bon, 1895) et son public, configurés par le truchement des technologies de l’information et de la communication. Nous nous focaliserons dans cette recherche sur l’usage de l’ « hologramme » dans la communication politique. En s’intéressant à la scène politique française, nous présentons le cas unique de Jean-Luc Mélenchon lors de sa campagne présidentielle de 2017. Nous proposerons par la suite de comparer l’efficacité de ce dispositif au plan communicationnel...
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