Actes n°7 / La fabrique de l'opinion : communication, propagande, médias

L'avènement de l'émotion publique ou l'avènement de l'émotionnel dans la doxasphère reconfigurée par la technologie numérique

Stefano Cristante

Résumé

L'opinion publique représente un phénomène complexe et énigmatique de la société moderne, sur lequel ont travaillé des universitaires et des chercheurs de la trempe de Jurgen Habermas, George Gallup, Niklas Luhmann, Elizabeth Noelle-Neumann, Pierre Bourdieu et bien d'autres. La difficulté rencontrée par les sciences sociales face à cet objet mystérieux se trouve dans l'absence de définition partagée.

Ma proposition est de transformer la question de recherche : ce ne serait plus «qu'est-ce que l'opinion publique ?» mais «de quoi est faite l'opinion publique ?». La réponse proposée est la suivante : l'opinion publique est faite de zones d'action, c'est-à-dire de lieux métaphoriques où agissent quatre catégories d'acteurs - décideurs, groupes de pression, médias et multitudes. Les relations et les conflits entre les sphères d'action, au sein de celles-ci ainsi qu’entre des acteurs individuels différenciés, donnent vie à la dynamique d'une doxasphère en perpétuel mouvement.

Le passage de la doxasphère du XXème siècle à celle d'aujourd'hui s'opère grâce à l'expansion du numérique connecté, qui implique toutes les sphères d'acteurs, poussant à une reconfiguration générale de la doxasphère.

Les décideurs s'affranchissent de l'intermédiation des médias généralistes (décideurs désintermédiés). Les groupes de pression nés dans l'environnement numérique ont des processus de croissance plus tumultueux et insurrectionnels que les groupes traditionnels, et sont accompagnés par des leaders d'opinion numériques ayant un vaste public (influenceurs). Les médias grand public étendent la dimension spectaculaire et s'hybrident avec les médias sociaux issus du réseau, multipliant la production de contenus. Les multitudes peuvent compter sur une connexion numérique constante et développent une attitude de prosommateur.

La reconfiguration actuelle présente un glissement significatif des arguments rationnels des opinions vers les impulsions émotionnelles, au point de pouvoir combiner l'ancienne dénomination d'«opinion publique» avec celle d'«émotion publique».

 

Abstract 

Public opinion represents a complex and enigmatic phenomenon of modern society, on which scholars and researchers of the caliber of Jurgen Habermas, George Gallup, Niklas Luhmann, Elizabeth Noelle-Neumann, Pierre Bourdieu and many others have worked. The difficulty encountered by the social sciences in the face of this mysterious object can be found in the lack of a shared definition.

My proposal is to transform the research question: no longer "what is public opinion?" but "what is public opinion made of?". The advanced answer is the following: from acting areas, that is, from metaphorical places where four categories of actors act. These are decision-makers, pressure groups, the media and the multitudes. The relationships and conflicts between acting spheres and, within these, also between differentiated individual actors, give life to the dynamics of a doxasphere in perennial movement.

The transition from the twentieth-century doxasphere to the current one takes place due to the expansion of the connected digital, which involves all the actor's spheres, pushing for a general reconfiguration of the doxasphere.

Decision makers free themselves from the intermediation of general media (disintermediated decision makers). Pressure groups born in the digital environment have more tumultuous and insurgent growth processes than traditional ones, and are accompanied by digital opinion leaders with a vast following (influencers). Mainstream media expand the spectacular dimension and hybridize with social media originating from the network, multiplying the production of content. The multitudes can count on a constant digital connection and develop a prosumer attitude.

The current reconfiguration presents a significant shift from the rational arguments of opinions to emotional impulses, so much so that it can combine the old denomination of "public opinion" with that of "public emotion".

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1. Le lecteur pardonnera au début de ce texte une petite référence personnelle qui a trait au discours que j'entends développer. L'expression « opinion publique » m'a toujours fasciné, et probablement obsédé : j'y ai consacré mon mémoire de maîtrise (« L'opinion publique comme problème : une approche sociologique »), puis ma thèse de doctorat (« Pouvoir et communication. Sociologies de l'opinion publique »), tous deux précédés par une sorte de long mémoire pour mon baccalauréat (« Mouvements dans la formation de l'opinion publique nationale italienne entre 1815 et l'unification de l'Italie »). Plus de quarante ans après, le désir d'étudier cet ensemble complexe de phénomènes sociaux et culturels que l’esprit moderne a appelé opinion publique (désormais OP) uniquement par commodité, est resté intact.

Tout a commencé par les suggestions de l'un de mes anciens professeurs de lycée, qui nous a fait réfléchir à certains passages des Fiancés d’Alessandro Manzoni et du Discours sur l'état présent des mœurs en Italie de Giacomo Leopardi qui faisaient allusion à la nécessité de créer une opinion publique nationale : dans les deux cas, il s'agissait non seulement d'œuvres littéraires extrêmement importantes, mais aussi de deux tentatives, certes très différentes l'une de l'autre, de lancer dans l'arène des idées du XIXème siècle la suggestion qu'un esprit public italien existait. Sans entrer dans des considérations qui me détourneraient de la tentative de présenter dans cet article une nécessaire reconfiguration théorique du concept d'opinion publique contemporaine, ce qui m'a frappé il y a plusieurs décennies, c'est à quel point les opinions exprimées par Manzoni et Leopardi sur les Italiens s’entrecroisaient et à quel point leurs idées ont été amplifiées au sein de l'industrie éditoriale et culturelle du XIXème siècle. Les deux auteurs semblaient s'adresser à la classe dirigeante de l'époque en proposant une sorte de « spécificité italienne », c'est-à-dire, une voie particulière pour combler un manque d'identité qui semblait persister malgré le mouvement naissant d'unification nationale. Avec le recul, cet ápeiron italien révèlera son importance incontestable, jouant un rôle clé dans la fragilité du pays par rapport à l'histoire d'autres pays européens et non européens, qui avaient achevé bien plus tôt que nous les processus de centralisation de l'État et de mise en place d'institutions reconnues par leurs citoyens. C'est le cas, par exemple, de l'Angleterre, des États-Unis et de la France, qui ont tous trois connu des expériences révolutionnaires très différentes mais incontestables. Je fais bien entendu référence à la guerre civile ou révolution anglaise (1642-1651), à la révolution américaine (1765-1783) et à la révolution française (1789-1794, bien que de nombreux historiens préfèrent considérer que la phase révolutionnaire s'est terminée avec l'arrivée au pouvoir de Bonaparte en 1799). L'Italie est arrivée tardivement à assumer un caractère d'État unitaire, en lançant un parlement national dérivé de l'hégémonie politique, militaire et économique du royaume de Savoie, promoteur, après plusieurs décennies d’hésitation, d'un Risorgimento très rapide, qui s'est déroulé avec la complicité ou du moins sans opposition des grandes puissances européennes. Tout au long de cette période agitée, l’œuvre de Manzoni, Les Fiancés, avait réalisé une opération sans précédent de construction d'une mentalité collective qui s'articulait dans les tensions narratives de l'œuvre, grâce à des personnages en quelque sorte archétypaux et capables de tendre un miroir aux lecteurs du roman. Leopardi, quant à lui, avait déjà anticipé une attitude critique envers les classes dirigeantes italiennes, selon lui, incapables d'exprimer une vision culturelle à la hauteur de la situation requise. Leopardi ironisait également beaucoup sur l'idée même d'opinion publique, qu'il considérait comme un ensemble de phénomènes liés à une idée superficielle d'adaptation aux tendances politiques et culturelles. Les deux auteurs, en tout cas, ont montré une attention particulière à la nécessité de donner vie dans notre pays aux processus de formation d'un esprit public national à orientation morale, processus qui s'est avéré plus compliqué que dans d'autres contextes géopolitiques et dont le lent développement a entravé le mécanisme même de l'unification italienne. 

2. Après cette introduction, il me reste à ajouter que j'ai eu l'occasion d'élargir mes perspectives à partir de la fascinante reconstruction de l'OP comme processus historique coïncidant avec l'histoire de la bourgeoisie continentale et américaine proposée comme une grande fresque historique par Jürgen Habermas, dont l'ouvrage a longtemps été le plus influent sur mon idée d'OP. De nombreux autres textes sont venus à mon secours, à commencer par La spirale du silence d'Elisabeth Noelle-Neumann. Selon la chercheuse allemande, il était possible, en s'appuyant sur différentes sources (historiques, philosophiques, anthropologiques, psychosociologiques), d'imaginer l’OP comme un phénomène présent dans toutes les sociétés humaines. En particulier, Noelle-Neumann a proposé, sur la base d'une sorte de théorie tacite sur la nature sociale de l'homme, de considérer une déclaration du père fondateur américain Madison (« L'homme est timide et prudent ») comme le pilier de la tendance du Sapiens à la préservation sociale et culturelle. Le signe révélateur de cette caractéristique comportementale globale de notre espèce serait la difficulté reconnaissable de l'individu à faire face à la réprobation découlant de l'expression en public d'idées contraires à celles de la majorité. En quoi consisterait cette difficulté ? Selon Noelle-Neumann, dans le fait qu'elle est liée à la conséquence la plus désagréable qui soit, à savoir la menace d'isolement. Il en découle une vision de l'opinion publique comme « peau sociale » de l'humanité, c'est-à-dire, comme tension entre intégration/conservation (fondée sur la peur d'entrer en dissonance cognitive avec la solidité des opinions de la majorité) et changement/innovation (pourtant nécessaire pour concevoir une ligne évolutive de l'humanité). C'est précisément dans la contradiction entre conservation et innovation que se trouve la difficulté de rendre vraiment convaincante la vision de l'opinion publique proposée par la chercheuse allemande, étant donné que Noelle-Neumann est obligée de postuler l'existence de certains types humains insensibles aux fourches caudines de la « spirale du silence » (tels que les « avant-gardistes », les « hérétiques » et les « artistes »), afin d'échapper à la conservation sociale pérenne qui bloquerait l'évolution humaine.

3. Si la barque de Noelle-Neumann risque ainsi de sombrer sur l'histoire ancienne de la théorisation de la nature humaine (« la nature sociale de l'homme », selon sa propre expression), il ne faut pas oublier que la chercheuse a pu se consacrer à la spirale du silence en aval de sa carrière d'experte en enquêtes. La jeune Noelle a été envoyée aux États-Unis dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale pour y préparer un doctorat consacré aux sondages. Le jeune statisticien de l'époque, George Gallup, avait pour la première fois démontré l'efficacité du travail numérique sur des échantillons représentatifs de la population et de l'électorat américains lors des élections américaines de 1936, prédisant la victoire de Roosevelt sur le candidat favori, Landon. Depuis, les sondages se sont révélés être une constante incontournable de l'action politique, consubstantielle à la prise de décision des dirigeants et des partis. Pourquoi ? Parce que les sondages fournissent un instantané (plus ou moins réaliste, bien entendu) de l'évolution de l'opinion des électeurs. Les sondages, pour le dire aussi brièvement et abruptement que possible, permettent d'éviter la question complexe de ce qu'est l’OP et de privilégier la réponse à la question « Que pensent les gens de ceci ou de cela ? Comment se préparent-ils à tel ou tel phénomène, à tel ou tel leader, à telle ou telle décision possible ? ». D'une certaine manière, les sondages ont mis fin aux nombreuses inquiétudes des chercheurs concernant le concept d'opinion publique (le grand journaliste et sociologue Robert Ezra Park a écrit qu'il avait littéralement « perdu ses cheveux » en essayant d'écrire un traité sur l'OP), car ils ont suggéré qu'il n'était plus nécessaire de se concentrer sur le sens de l'OP et qu'il était surtout utile de s'emparer des opinions individuelles répandues dans une population donnée.

Il est inutile, je pense, d'essayer de saper le mécanisme de succès que constituent les sondages : ils sont un stratagème irréversible pour fournir au décideur politique (mais aussi aux médias, aux groupes de pression et aux multitudes) une approche de la perception collective sur des sujets différenciés, même si leur épicentre est principalement politico-électoral. Mais les sondages ne sont en aucun cas l'opinion publique. De plus, ils s'avèrent souvent faux ou induisent des vérités sollicitées (par des questions spécifiquement construites pour prédire des réponses qui conviennent à leurs clients), et donc capables de déformer la perception publique elle-même.

4. Avec l'avancée évidente au cœur de l'Occident de la technique des sondages et avec l'explosion des médias électroniques, l'intérêt du monde des sciences sociales pour le concept d'opinion publique a en partie diminué dans la dernière moitié du XXème siècle. Les études importantes n'ont pas manqué, comme celle déjà mentionnée de Noelle-Neumann et celle de Niklas Luhmann, qui ont inclus l’OP parmi les phénomènes qui structurent la sélection des thèmes dominants dans l'espace public (1974). Cependant, le démêlage théorique des nœuds liés à l'OP n'a pas eu lieu, et on ne peut dire qu’il existe un véritable consensus au sein de la communauté des sciences sociales sur l'expression « opinion publique ».

À partir de la fin des années 1990, j'ai essayé de mettre en pratique l'ancienne technique consistant à trancher le « nœud gordien » : une réduction drastique de la complexité du problème, en passant de la question de recherche « Qu'est-ce que l’OP ? » à la question plus facile à gérer « De quoi l’OP est-elle faite ? », puis à la question suivante « Comment l’OP fonctionne-t-elle ? ».

Cela a abouti à la proposition de la théorie de la doxasphère, que j'ai illustrée dans une série de travaux, à commencer par ma thèse de doctorat (Cristante 1999). Je m'excuse de ces références autocentrées, mais elles sont indispensables pour ne pas alourdir ce texte avec des répétitions inutiles de choses déjà écrites : plus de vingt ans après le début de mes recherches, je crois être porteur d'un ensemble d'idées dotées d'une cohérence interne propre, sur lesquelles je voudrais maintenant m'appuyer pour tenter une reconfiguration de la question à la lumière des nouveautés qui sont nées de l'innovation technologique des médias et des nouvelles dynamiques sociales qui interagissent avec elles.

5. En un mot, la doxasphère est un lieu métaphorique contenant quatre domaines d'acteurs et les interactions stratégiques entre eux. Les quatre domaines d'acteurs, toujours présents dans la dynamique de l’OP, sont les suivants : [le domaine des] décideurs, [le domaine des] mouvements de pression, [le domaine des] médias, [le domaine des] multitudes. Au sein du domaine des acteurs, on trouve des acteurs concrets et opérationnels, souvent animés par des appréciations diverses, c'est-à-dire, des actions tendant à donner l’avantage au subjectif.

 

 

 

 

 

 

 

Dans le tableau 1, je reproduis un schéma déjà utilisé (2020) et qui permet de gagner de la place :

Domaines d'acteurs

Décideurs

Groupes de pression

Multitudes

Médias

Forme d'organisation

 

* gouvernements démocratiquement élus (à tous les niveaux) ;

* députés des partis au pouvoir ;

* députés de l'opposition ;

* partis du gouvernement.

* propriétaires des moyens de production influençant la communauté. 

* syndicats ;

* associations ;

* mouvements ;

* travail volontaire ;

* comités.

* individus;

* familles;

* groupes d'amis ;

* catégories sociales ;

* groupes d'intérêt ;

* électorat (synonyme de politique);

* public (synonyme de communication).

* propriété (privée ou publique) ;

* gestion d’entreprise;

* structures éditoriales.

 

Objectifs manifestes

 

* légiférer ;

* gouverner.

 

* obtenir des décisions conformes à la demande.

 

*  qualité de vie des individus et de leurs réseaux.           

 

* sélection et récit d'événements jugés significatifs.

 

Objectifs latents

 

* maintenir et accroître le pouvoir politique.           

 

* influencer les décisions des décideurs ;

* étendre le pouvoir discrétionnaire du groupe

* augmenter l’espace discrétionnaire.

* Maintenir et élargir l'audience ;

* Influence sur les multitudes et les groupes de pression ;

* évaluation (pas nécessairement critique) du travail des décideurs ;

* fournir des éléments d'information de manière généralisée (industrie du sens).

 

Sélection

 

* conflits internes aux partis ;

* cooptations au sein de groupes de pression ;

* urgences charismatiques.

 

* pression ascendante (multitudes/

groupes d'intérêt) ;

* visibilité des médias ;

* conflits internes aux groupes ;

* satisfaction des décideurs.

 

* changements dans la dynamique démographique ;

* conflits sociaux ;

* conditions du marché ;

* adaptations technologiques.

 

* satisfaction du public ;

* relation avec les groupes de pression ;

* relation avec les décideurs ;

* acquisitions d'entreprises (marché).

 

Substitution

* résultat des conflits internes aux partis ;

* résultat des compétitions électorales.    

 

* résultat des conflits internes ;

* résultat des conflits du groupe avec le monde extérieur..

* flux des générations ;

* événements catastrophiques (guerres, épidémies, famines, catastrophes).

 

* mise à jour des directives relatives aux biens politico-culturels ;

* concurrence entre entreprises ;

* restructuration des entreprises ;

* urgences culturelles.

 

Tendances

 

* Le pouvoir exécutif s'accroît au détriment du pouvoir législatif ;

* restructuration idéologique (continue) dans le domaine conservateur et progressiste ;

* émergence de leaders extérieurs au parti.

* complexité organisationnelle accrue ;

* mouvements nouveaux.

* fin de la masse concentrée ;

* expansion des multitudes différenciées.

 

* Dialectique entre médias de diffusion et plateformes numériques.

Domaines de crise

 

* autonomie des groupes de pression par rapport aux décideurs ;

* relations et réputation médiatiques des décideurs ;

 

* autonomie par rapport aux multitudes et aux groupes d'intérêt ;

* autonomie par rapport aux décideurs ;

* autonomie par rapport aux médias.

* autonomie par rapport aux groupes de pression ;

* autonomie par rapport aux décideurs ;

* autonomie par rapport aux médias.

 

* autonomie par rapport au public ;

* autonomie par rapport aux groupes de pression ;

* autonomie par rapport aux décideurs.

 

 

Tab. 2 Comparaison des domaines des acteurs 

 

La représentation graphique élémentaire sur laquelle repose ce schéma est la suivante :

 

 

Médias/décideurs/groupes de pression/multitudes

Fig. 1 Doxasphère du vingtième siècle

Si l'on considère les relations et les liens entre les quatre ensembles d'acteurs, on obtient cet autre schéma :

 

Médias/décideurs/groupes de pression/multitudes

Fig. 2. Liens entre les domaines d'action

 

Convaincu par l'affirmation de Pierre Bourdieu (1973) selon laquelle « [...] l'état de l'opinion, à un moment donné, est un système de forces, de tensions, [...] », il s'ensuit qu'en matière d'OP, l'état de calme n'existe pas (malgré l'image instantanée fournie par les sondages, même lorsqu'ils sont correctement utilisés). Il s'ensuit, en outre, que les dynamiques de l’OP impliquent un état de mouvement continu, dont le caractère le plus probable est le contraste des intérêts dans le domaine, qui génère à son tour des conflits, au sein de sphères d'acteurs spécifiques (décideurs contre autres décideurs, médias contre autres médias, et groupes de pression contre autres groupes de pression ; le cas des multitudes, en revanche, implique des articulations conflictuelles se référant au réseau des groupes d'intérêt, c'est-à-dire à des multitudes spécifiques en conflit les unes avec les autres) ainsi qu’entre sphères d'acteurs (décideurs contre groupes de pression, etc.).

En utilisant le modèle de la doxasphère, les pratiques d'enquête peuvent donner lieu à des recherches de type descriptif (qui s'apparentent en quelque sorte à l'identification de la disposition des pièces, c'est-à-dire, des acteurs, sur un échiquier) et à des tentatives d'esquisser des hypothèses interprétatives quant à l'issue des conflits eux-mêmes.

6. Mais je ne m'attarderai pas sur ces aspects car j'ai une autre urgence scientifique. Il s'agit de la nécessité de faire face aux changements profonds résultant de la reconfiguration numérique de notre monde dans la transition entre le XXème et le XXIème siècle.

A cet égard, il est nécessaire de prendre acte de l'action du numérique en réseau, qui a des répercussions décisives sur les quatre acteurs. Étant donné qu'Internet est l'environnement stratégique à partir duquel les changements de ces dernières décennies ont été générés, il faut reconnaître que c'est la sphère médiatique qui connaît la croissance la plus rapide, puisque le réseau est une sorte de super-média d'où émanent toutes les transformations. Le changement a donc pris naissance dans la sphère médiatique, puis a investi toutes les autres sphères. D'un point de vue iconographique, il s'agit d'imaginer la croissance de ce secteur de la doxasphère qui se développe de manière si impétueuse qu'il investit tous les autres, les innervant de nouveaux comportements. J'ai récemment utilisé ce diagramme qui, je l'espère, donnera une idée de mon hypothèse.

 

Fig. 4 - Évolution du numérique connecté dans la Doxasphère

Médias/décideurs/groupes de pression/multitudes                           Doxasphère actuelle

 

L'évolution de la dernière figure de la doxasphère implique une étape supplémentaire, celle de la superposition complète de la ligne en pointillé (le numérique connecté) à la doxasphère du vingtième siècle. Le résultat est une reconfiguration profonde des sphères des autres acteurs : les décideurs, après une phase initiale d'incertitude comportementale due à une sous-estimation du réseau et de ses formes, ont perçu à quel point il était commode d’utiliser le numérique connecté dans les réseaux sociaux (désormais appelés, avec l'adjectif substantivé, « les sociaux »), en ont déduit qu’une désintermédiation croissante vis-à-vis des multitudes était possible, et se sont libérés de leur dépendance communicationnelle aux acteurs médiatiques traditionnels. Finalement, ces derniers ont dû eux aussi s'incliner devant l'irruption du monde numérique connecté et en réseau, accepter des médiations de plus en plus substantielles dans la confection même des nouvelles, de mieux en mieux adaptées à la recherche de viralité dans la dimension sociale et à l'augmentation continue de l'utilisation par les consommateurs de contenus numériques plutôt que papier.

Les groupes de pression ont subi à la fois le processus de désintermédiation qui a frappé les décideurs et la croissance des éléments individualisants dans l'expression des opinions, qui se présentent de plus en plus souvent de manière indépendante à travers le phénomène des influenceurs, c'est-à-dire, d’individus dont la communication numérique adopte les caractéristiques d'un jeu de renvois entre de grands groupes de fans ou de followers. Les groupes de pression traditionnels tentent de ne pas perdre le terrain numérique, tandis que dans le même temps, les influenceurs individuels se comportent comme le faisaient autrefois les groupes de pression, influençant la formation des opinions et des prises de positions de secteurs spécifiques des multitudes. Celles-ci sont les protagonistes d'un formidable mouvement de formation et d'utilisation de pratiques sociales par des milliards d'individus: les chiffres vertigineux qui représentent l'utilisation massive d'environnements relationnels qui n'existaient pas jusqu'à la première décennie du XXIème siècle (ou, en tout cas, n’en étaient alors qu’à leurs prémices), sont la démonstration brute et sans équivoque de la façon dont les Sapiens ont inventé de nouveaux et puissants moyens de communication.

7. L'élément de discussion que je voudrais proposer avant de conclure ce texte est le suivant : qu'est-ce qui motive ce besoin de s’interroger sur les conséquences de la reconfiguration numérique-connectée de la doxasphère ? En premier lieu, la reconnaissance de la capacité heuristique durable des approches qui ont traité de la nature « spectaculaire » des médias. Les Situationnistes comme Guy Debord et les philosophes des médias comme Jean Baudrillard ont tenu des propos parfois enflammés à l'égard et à l'encontre de la nature spectaculaire par excellence des médias et de leurs récits. Je crois qu'aujourd'hui, plusieurs décennies après l’élaboration de ces théories, nous pouvons admettre, sans être soupçonné d’avant-gardisme, que le rôle des médias s'est développé hors de toute proportion : mais les médias continuent à agir non seulement sur la gestion de la sphère publique (domaine du XXème siècle) mais aussi sur l'esprit même du citoyen individuel (ou citoyen-consommateur, comme on voudra). L’action des médias sur l'esprit des individus conduit inévitablement à la reconnaissance de la dimension « émotionnelle » des nouvelles et des opinions. Pour chercher à réduire encore la complexité, les médias s’immiscent dans l'esprit des individus et amplifient leurs émotions (dont les plus courantes, comme nous le savons grâce à la synthèse de Paul Ekman, sont au nombre de six : la joie, la tristesse, l'aversion ou le dégoût, la colère, la peur et la surprise). Dans le parcours multiséculaire des processus de formation de l'opinion publique en Occident, la nouvelle phase est marquée par la recherche d'un impact immédiat des nouvelles sur les consommateurs, selon une chaîne plus marquée par l'amplification des émotions que par le déploiement des opinions. Les opinions continuent d'exister, bien entendu, parce que l'ordre rituel de la prise de décision au sein des classes dirigeantes l'exige. Mais comme ces dernières ont beaucoup changé depuis la montée en hégémonie de la bourgeoisie illustrée dans l’ouvrage fondateur d'Habermas (1962), le phénomène du leadership personnel est apparu : les biographies de figures telles que Silvio Berlusconi, Donald Trump, Rafael Correa (ex-président de l'Équateur), Matteo Renzi, Matteo Salvini, Beppe Grillo, Emmanuel Macron, Marine Le Pen et bien d'autres en sont désormais des études de cas célèbres. Ce sont des leaders très différents les uns des autres, parfois opposés, mais tous traversés par des élans populistes. Depuis une quinzaine d’années environ, le populisme semble représenter la forme spécifique du leadership politique qui est dotée d’une résistance à la communication politique restructurée par le numérique connecté ; il désintermédie la relation avec les multitudes et essaie de rendre les médias traditionnels et les groupes de pression accessoires.

Ces leaders ont tendance, de par leur nature sociologique, à investir leur énergie communicationnelle dans la création de dynamiques émotionnelles et leur soutien. Nous en arrivons donc au journalisme : les médias d'information, qui ont été à l'origine de la première reconfiguration de la doxasphère, se voient aujourd'hui contraints de suivre les mouvements des équipes de communication des leaders populistes, qui visent à jouer à outrance sur les émotions dans leurs programmes et leurs campagnes thématiques individuelles.

La contre-offensive des groupes de pression traditionnels est peu de chose, si l'on considère la dynamique de la doxasphère reconfigurée sous cet angle : bien plus aptes à flirter avec les réseaux sociaux, les nouveaux groupes de pression (même s’ils sont très éloignés les uns des autres, comme le sont les groupes de la galaxie no-vax et les nouveaux groupes écologistes de jeunes) ne semblent pas avoir tant besoin d'une croissance progressive de leur base consensuelle que d'embrasements viraux qui, en temps comprimé et accéléré, poussent à partager massivement des schémas argumentatifs très radicalisés et émotionnels, souvent générés par des leaders d'opinion numériques qui reçoivent un haut degré de confiance de la part de leurs très nombreux followers.

En ce sens, la diffusion d’algorithmes, ensemble de procédures permettant de capter l'attention des consommateurs et ensuite d’exploiter l’information au profit d'entreprises de profilage (avec vente ultérieure au monde commercial des données obtenues à partir de cette exploitation numérique), semble être centrale. Les créateurs d’algorithmes soutiennent également les démarches de ceux qui entendent thésauriser l'impact communicationnel des nouvelles et des opinions par le biais de dispositifs émotionnels : à partir des contrastes entre les différentes restitutions des nouvelles-émotions, de nouveaux conflits poussent comme des champignons pour se disputer la schématisation populaire (ou des multitudes) de ce qui reste des anciennes pratiques de l'argumentation rationnelle. Les multitudes, à leur tour, ont la possibilité de soutenir ou de rejeter les nouvelles-/opinions-émotions par le biais d’un système d'approbation et de commentaire, même s'il n'est pas facile de ne pas être affecté par la puissance de feu transmédiale des messages, surtout lorsqu’elle est accompagnée par les intérêts spécifiques du décideur politique.

C'est, à mon avis, le cœur des événements et des comportements de la doxasphère dans sa reconfiguration actuelle ; désormais, les sphères ne correspondent plus que partiellement à leur dénomination première (décideurs, médias, groupes de pression et multitudes), et prennent les noms/caractères suivants :

 

médias hybrides et fournisseurs de contenu/ décideurs désintermédiés/ groupes de pression connectés et leaders d'opinion numériques/ multitudes connectées et prosommateurs numériques

 

Fig. 5 Nouvelle configuration de la Doxasphère

La doxasphère reconfigurée accueille donc les nouveaux domaines des décideurs désintermédiés, des médias hybrides et des fournisseurs de contenu, des groupes de pression connectés/ leaders d'opinion numériques/ influenceurs, et des multitudes connectées/prosommateurs numériques.

D'où la proposition que je fais de changer le nom du puissant phénomène que les spécialistes des sciences sociales ont appelé « opinion publique » et de le nommer « émotion publique ». Je dois cette expression à un travail de Vincenzo Susca, qui l'a utilisée dans un essai il y a quelques années dans un volume écrit avec Derrick De Kerckhove (2008), dans lequel il consacre un paragraphe à « L'intelligence de l'émotion publique ». L'utilisation que j'en fais diffère de celle de Susca (je pense que c'est principalement dû à l'esprit de l'époque, qui poussait les chercheurs à des descriptions très optimistes de l'avenir d’internet), mais il est certain que l'expression m'a semblé efficace dès ce moment et m'a paru particulièrement significative dans la conception du schéma de la doxasphère reconfigurée. Récemment, lors d'un séminaire organisé à l'Université de Salento (mai 2021), j'ai pu discuter de la genèse de l'expression « émotion publique » avec Michele Sorice, qui m'a aidé à en retrouver la trace également en territoire anglo-saxon, depuis les travaux de Michael Higgins (2008) jusqu’à ceux de Bianca Fox (2019) et Karin Wahl-Jorgensen (2019).

8. Ce qui se cache derrière ces descriptions et interprétations peut également avoir des conséquences importantes dans l'étude plus générale de la communication publique et de la communication tout court. Ce que je veux dire, c'est qu'après presque trois décennies d'institutionnalisation des « sciences de la communication », le moment est venu de vérifier si la combinaison de différentes disciplines doit être maintenue comme point d'arrivée ou de départ, y compris dans la terminologie. Je penche fortement pour cette dernière perspective. Il n'existe pas de cursus en « sciences médicales », « sciences de l'architecture » ou « sciences des lettres classiques ». Bien entendu, cela ne signifie pas qu'il faille faire abstraction du concours de différentes disciplines pour atteindre l'objectif d'un diplôme en médecine, en architecture ou en lettres classiques. Mais l’intitulé de notre domaine d'étude rend nos « sciences de la communication » inexplicablement faibles par rapport à un seul substantif qui rassemble avec force des disciplines diverses. De deux choses l’une : soit nous en sommes encore à la phase exploratoire et expérimentale de l'étude de la communication (et alors nous gardons les « sciences de la communication »), soit la quantité impressionnante de travaux et de recherches témoigne de notre pleine appropriation du domaine. Dans ce cas, obtenons un diplôme en « communication », et non en « sciences de la communication ».

 

9. En conclusion, je tiens à rappeler que ces réflexions et analyses ne peuvent faire abstraction de la situation de pandémie liée à la propagation du Covid-19. Tout cela doit être vu à la lumière d’une part, de l'extraordinaire focalisation sur une seule nouvelle, la pandémie, dictée par l'amplification journalistique du phénomène et d’autre part, de la profonde restructuration de l'organisation du travail dans le domaine du journalisme et des médias due à la distanciation sociale, et par conséquent, au transfert des rédactions et de leurs récits principalement sur des plateformes.

Les réflexions, les analyses et les interprétations de ces deux phénomènes sociaux fondamentaux et inattendus devront, dans un futur proche, susciter l'engagement et l'intérêt des chercheurs en sciences sociales et des spécialistes de la dynamique de l'OP, ou plutôt de la doxasphère reconfigurée.  

 

Références bibliographiques

Baudrillard, Jean, (1977) Lo scambio simbolico e la morte, Feltrinelli, Milan, 1978.

Cristante, Stefano, (1999) Potere e comunicazione. Sociologie dell’opinione pubblica, Liguori, Naples, 2004.

Cristante, Stefano, Oltre la rappresentazione novecentesca delle dinamiche di opinione:
la riconfigurazione del modello della doxasfera
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La doxa dans le discours du Front National (2000-2017)

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