Introduction. Le discours FN comme objet d’étude
Dans une perspective d’analyse de discours, croisant la linguistique de corpus assistée par ordinateur (Mayaffre 2004) à l’appareillage conceptuel de la linguistique de l’énonciation et de la pragmatique (Jaubert et al.), cette contribution analyse comment le discours du Front National (FN) construit discursivement une doxa à laquelle il s’oppose, systématiquement. Ainsi, ce travail prolonge nos principaux travaux de recherche et notamment de recherche doctorale qui ont consisté à caractériser le discours du Front National sur la période contemporaine[1], à savoir des années 2000 jusqu’à 2017 (Bouzereau).
Cadre théorique
Poser le discours FN ou même le parti FN comme objet d’étude ne va pas de soi et nécessite une présentation des positionnements épistémologiques fondamentaux qui ont constitué le socle de cette recherche. Il s’avère que la revue de littérature posant le Front National comme objet d’étude rend compte d’une dynamique importante en Sciences humaines et sociales et l’objectif repose souvent sur la caractérisation politique du parti. Pour nourrir notre réflexion, notre intérêt s’est ainsi porté sur l’histoire du parti (Camus, Dézé 2012, Igounet, Albertini et Doucet), son organisation interne (Dézé 2015), sa structuration doctrinale (Buzzi) et ses constantes idéologiques (Ivaldi). Du côté des sciences politiques, les chercheurs témoignent également d’un intérêt pour catégoriser le parti : dans cette perspective la catégorisation la plus répandue pour expliquer les idées FN est celle de populisme, et plus précisément de national-populisme (Buzzi, Alduy et Wahnich). Du côté de la sociologie, c’est ce que certains sociologues nomment le phénomène « Le Pen » qui a retenu notre attention : ce phénomène Le Pen a notamment été décrit par Pierre Écuvillon dans sa thèse et qui conclut son travail en disant que s’il y a un système, le FN en fait bien parti. Enfin du côté de la linguistique, de nombreux travaux étudient l’hétérogénéité énonciative de certains mots (Hailon) ou la notion de doxa dans le discours FN (Amossy 2005). C’est dans cette perspective linguistique que se situent nos travaux. Dès lors, pour considérer le discours FN comme objet d’étude il a été nécessaire de passer de ces réflexions et de ces catégorisations politiques vers un ensemble de questionnements linguistiques.
Nos travaux ont ainsi commencé à appréhender cet objet d’étude par la catégorie du « discours populiste » en interrogeant notamment le rôle de la doxa. Aussi, la conclusion de Pierre Ecuvillon qui, juxtaposée aux différents travaux existant en linguistique sur le discours FN, a permis d’interroger le concept de « contre discours » ainsi que sa relation avec les notions de « doxa » et de « contre-doxa ». La conclusion de sa thèse soulève un paradoxe que nous présenterons de la manière suivante : si le FN fait partie d’un système, il se présente toujours aujourd’hui comme un parti anti-système. Alors que le Front National participe aux élections républicaines et occupe aujourd’hui une place sur la scène politique, son discours vise toujours à renvoyer l’image d’un parti « anti-système » qui rejette la doxa dominante. Cet ethos d’éternel opposant constitue sa marque de fabrique et nos travaux s’attachent précisément à décrire la construction discursive de cette opposition. Les locuteurs FN se revendiquent d’ailleurs explicitement contre la doxa dominante :
(1) À écouter la doxa dominante, il n’y a plus aujourd’hui d’identité française autre que le métissage à marche forcée et le multiculturalisme ! [...]. Non, la France n’a pas vocation à ne plus être française, la France doit demeurer la France et son peuple demeurer Français ! Cette vérité, nous ne cesserons jamais de la proclamer ! Déclaration de Marine Le Pen, le 1er mai 2014 à Paris.
Dans ce discours qui prépare les élections européennes de 2014, si Marine Le Pen (MLP) se revendique effectivement contre la doxa dominante, le contenu critiqué renvoie à une idéologie forte et nécessite une réflexion sur la nomination du référent. En effet, nous nous interrogerons régulièrement sur le ou les discours pointés par le FN quand ses leadeurs parlent de doxa dominante. Dans ce cadre, rappelons aussi que ne parlerons pas de doxa dans le sens d’opinion commune (Sarfati). Notre propos s’attachera essentiellement à décrire la manière dont le FN s’oppose à une dite-doxa. Or, cette nomination requière une mise à distance du chercheur. En effet, le Front National est un parti politique d’extrême droite qui véhicule une idéologie souverainiste nationaliste reposant sur la grandeur de la nation, l’indépendance de la France et le rejet des immigrés (Bouzereau).
Méthode
Dans notre recherche, si nous sommes nécessairement parties de questionnements linguistiques pour constituer des hypothèses, c’est le corpus qui a fait émerger le sens. Nous suivons, en effet, une démarche herméneutique (selon la théorie de François Rastier), nous inscrivant dans la conception du corpus driven telle que décrite par Tognini Bonnelli. Le plus important pour constituer notre corpus a reposé sur notre volonté de combiner différents contrastes pour faire émerger des pistes d’étude pertinentes, de combiner différents contrastes pour caractériser au mieux cet objet d’étude complexe et tellement proche de nous, que différents points de vue sur le même objet a semblé primordial. Selon l’hypothèse qu’il existe une identité discursive catégorisable dans la parole FN notre corpus devait donc non seulement contraster les différents locuteurs du Front National entre eux mais aussi comparer la parole des deux leaders avec leurs adversaires lorsqu’ils sont en campagne. Ainsi, notre macro-corpus, disponible sur le logiciel Hyperbase (développé au laboratoire Bases, Corpus, Langage UMR 7320), est né de cette hypothèse linguistique et se trouve constitué de 5 bases de données, créant à la fois des contrastes internes entre les deux leaders du parti et des contrastes internes à 10 membres du FN, c’est d’ailleurs cette volonté de faire un contraste interne qui nous a conduit à circonscrire notre corpus sur la période contemporaine[2]. Pour le contraste externe ce sont les campagnes présidentielles[3], que nous considérons comme des prototypes de la parole politique, qui nous ont principalement intéressé.
Dès lors, notre parcours méthodologique a progressé du repérage du lexique spécifique de chaque locuteur du FN (via la statistique occurrentielle, dans la lignée des travaux centrés sur la méthode de statistique des données textuelles qui émergent notamment avec les travaux de Guiraud) vers l’analyse des thématiques principales (via la statistique cooccurrentielle, dans le prolongement des travaux de Martinez) pour étudier enfin la manière dont le discours FN rapporte le discours des autres (via la linguistique outillée et le Deep Learning)[4]. Les exemples choisis dans cet article reposent précisément sur ces calculs statistiques.
Une fois le corpus constitué et les premières recherches statistiques effectuées se sont dégagés plusieurs champs de pertinence. Ces champs de pertinence gouverneront notre plan d’étude et nous présenterons ici les principaux supports discursifs faisant émerger la doxa au niveau lexico-grammatical (1.) et au niveau interdiscursif (2.).
1. La doxa dans le discours FN. Au niveau lexico-grammatical
Sur le plan lexico-grammatical, l’acte de nommer est un support discursif récurrent pour actualiser la doxa décriée par le Front National. En effet, le discours FN met régulièrement en exergue certaines dénominations de leurs concurrents pour les contredire, s’y opposer et proposer d’autres manières de nommer les grands concepts de la vie politique. De surcroît, il existe une thématique où la doxa décriée se manifeste systématiquement : il s’agit de la principale thématique du discours FN, à savoir la thématique de l’immigration (voir Alduy et Wahnich, et Bouzereau). En effet, lorsqu’il parle immigration, le FN dit systématiquement s’opposer au discours qui serait dominant sur le sujet. Pour en rendre compte nous commencerons notre étude par le discours du 13 janvier 2008 prononcé dans le cadre des élections municipales et cantonales de 2008. Dans ce discours particulier, figurent trois phrases repérés comme statistiquement clés[5]. L’ensemble du discours se trouve circonscrit autour d’une critique contre la loi relative à la maîtrise de l’immigration, promulguée le 20 novembre 2007 – ce projet de loi avait été déposé au parlement sur l’initiative du gouvernement, dans la continuité de la campagne de Nicolas Sarkozy qui prônait durant sa campagne électorale le concept « d’immigration choisie ». Prenons donc la première phrase-clé :
(2) La loi Hortefeux, récemment adoptée, a réussi la prouesse d’accroître l’immigration familiale, de faciliter l’immigration de travail, rebaptisée immigration choisie et de maintenir le flot de l’immigration illégale. Déclaration de JMLP, le 13 janvier 2008 à Paris.
Dans cette citation, selon le locuteur, la loi serait en train d’accroître toutes les formes d’immigration. Dans ce cadre, JMLP dénonce le mensonge qui serait sous-jacent à la renomination sarkozyste : selon lui, « immigration choisie » remplacerait la dénomination « immigration de travail ». Il pointe, par le participe « rebaptisée » la prétendue création d’un nouveau concept, là où en fait, il s’agirait, d’un simple jeu d’étiquettes.
Le cadre est ainsi posé pour amener les bons mots jugés adéquates, selon JMLP :
(3) Au final, il y aura plus d’immigration de travail, donc plus d'immigration familiale et plus d'immigration illégale. C'est clair, la fameuse immigration choisie accroît l'immigration subie. Déclaration de JMLP, le 13 janvier 2008 à Paris.
La dénomination sarkozyste « immigration choisie » est d’abord effacée au profit des syntagmes « immigration de travail », « immigration familiale » et « immigration illégale ». Puis, le SN « immigration choisie », parce qu’il est précédé de l’adjectif « fameuse » sonne bien comme n’appartenant pas au locuteur JMLP mais au discours d’un énonciateur autre (soit Nicolas Sarkozy). Et c’est le contraire avec l’expression « immigration subie » qui est quant à elle assumée par JMLP. Dans ce cadre, cet exemple a permis de poser les bons termes servant l’idéologie du Front National. Une fois les bons mots posés, JMLP peut alors amener ses propositions, ses propres mots. Nous le verrons, dans l’ensemble des discours étudiés, le discours du FN repose systématiquement sur ce schéma binaire, avec une première partie systématiquement à charge et une seconde qui permet d’amener le discours du FN présenté comme un contre-discours. C’est ainsi que JMLP actualise dans son discours un néologisme discriminatoire, soit le néologisme immigration-invasion :
(4) La France qu’il aime, c’est la France brassée, par l’immigration de masse. La France qu’il aime, c'est la France américanisée. Dès lors, mesdames et messieurs, il ne peut qu’appeler de ses vœux un melting-pot à la française. Dès lors, l’immigration-invasion va continuer, comme d’ailleurs le déferlement de l’insécurité – l’une et l’autre sont liées. Déclaration de JMLP, le 13 janvier 2008 à Paris.
Jusqu’alors le discours se construisait contre le discours des adversaires visant à disqualifier le contenu de leur proposition ainsi que leurs choix terminologiques. Or, dans cette citation il en va autrement : sans commentaire ou glose méta-énonciative et usant même de l’article de notoriété pour actualiser les syntagmes « immigration de masse » et « immigration-invasion » le discours du FN sur l’immigration apparaît comme une contre-doxa épurée du discours des autres sur le sujet. En effet, ce néologisme « immigration-invasion » n’apparaît qu’en fin de discours, c’est-à-dire après avoir disqualifié les dénominations des autres et surtout après avoir posé l’équation immigration choisie = immigration familiale + immigration de travail + immigration illégale = une immigration de masse. Le syntagme « immigration de masse », pris en charge par JMLP, désigne la conséquence de ce que Nicolas Sarkozy appellerait par euphémisme « immigration choisie » a contrario de JMLP qui parlerait sans se voiler la face d’« immigration de travail ». Ainsi, à cette nomination présentée comme euphémistique, le discours du FN souligne qu’il adopte une nomination qui collerait au réel, à savoir celle d’« immigration de travail » et en l’occurrence cette immigration serait la porte ouverte à l’immigration-invasion. Dans notre corpus, ce néologisme n’est pas anodin : il s’agit d’un terme répandu dans le discours de droite et d’extrême droite. Aussi, l’actualisation du néologisme par un défini en emploi de notoriété vise à présenter la conception lepénienne comme étant la seule qui vaille. Dans cette perspective, il n’y aurait plus qu’une seule immigration, celle qui est massive et par définition une invasion. La manière d’actualiser en discours l’immigration est d’ailleurs éminemment dialogique dans le discours du FN et le néologisme immigration-invasion se pose en opposition aux autres manières de parler d’immigration – tout en construisant la spécificité du discours FN sur ce sujet.
Les trois exemples présentés appartiennent donc au même discours mais il se trouvent qu’ils sont prototypiques tant sur le plan statistique que sur le plan argumentatif. En effet, le fond idéologique du discours du FN sur l’immigration demeure inchangé depuis le début des années 2000. Plus précisément, nos travaux de recherches montrent que s’il y a des nuances – en effet, le discours de JMLP sert plus à asseoir certains mots, comme on vient de le voir, quand celui de MLP sert à imposer de nouvelles définitions, comme il s’agira de voir – toutefois leur discours reste le même en ce qu’avec MLP comme avec JMLP, le FN s’oppose au discours qui serait doxique sur l’immigration en l’infirmant pour poser clairement son (contre)-discours. Prenons la citation suivante prononcée cette fois-ci par Marine Le Pen :
(5) L’immigration n’est pas une chance, c’est un fardeau. [...]. L’immigration d’aujourd’hui est une immigration familiale encouragée par le regroupement du même métal mis en œuvre par la droite et la gauche, une immigration d’installation sans aucune volonté de retour dans le pays d’origine. Déclaration de MLP, le 6 septembre 2015 à Marseille.
Dans cet exemple qui prépare les élections régionales de 2015, partant d’un rejet d’un discours qui serait doxique par le biais de négations dialogiques « l’immigration n’est pas une chance », Marine Le Pen aplanit le terrain pour construire un nouveau discours avec l’énoncé « c’est un fardeau ». Ici, l’effet pragmatique est de construire explicitement un contre-discours qui s’inscrit justement dans un acte définitoire. Il s’agit alors de contredire explicitement la doxa bien-pensante sur l’immigration et de proposer ensuite une autre voie portée par une voix différente de celles qui sont actuellement au pouvoir. L’acte définitoire est argumentatif et conduit systématiquement à une conclusion. C’est bien ce dont il s’agit avec cette tournure emphatique qui vise explicitement à modifier la réception du terme immigration.
Dans cette première partie nous avons montré que le substantif immigration est un terme structurant du discours du Front National. Le locuteur FN rejette systématiquement les étiquettes des autres locuteurs politiques pour opposer sa manière de nommer et de définir l’immigration. Dès lors le discours du FN sur l’immigration se construit-il comme un contre-discours ? Dans notre recherche doctorale, cette appellation contre-discours nous permet de décrire tout discours qui contredit un autre discours, rejette une étiquette terminologique dans le discours de l’autre, c’est-à-dire lorsque l’énonciateur se positionne énonciativement contre un discours. Le contre-discours est en effet dans un premier sens à interpréter comme un discours d’opposition, un discours alternatif qui cherche à se substituer à un discours dominant. Il s’agit dans ce cadre d’utiliser la préposition contre dans le sens d’anti. Or, le contre-discours apparaît aussi comme une proposition pour dire et représenter le monde différemment. Dans cette seconde perspective, la notion de contre-discours désigne un discours quand il se veut à côté. Or, dire qu’on rejette la doxa est éminemment politique et ce rejet est bien une entreprise que revendique le Front National. Dès lors nous pouvons désormais mettre en relation les notions de contre-discours et de doxa puisque c’est en polarisant les discours (construisant une doxa à laquelle il s’oppose) que le contre-discours du FN prend forme. Si la langue reflète une multitude de doxas, le Front National créée une binarité en dénommant deux types de discours : celui doxique de tout le système mis à l’index et son contre-discours qui serait dissensuel ou contre-doxique. Cette division de l’échiquier politique est essentielle pour aborder la manière dont ils traitent de l’immigration. Le discours du Front National revendique encore aujourd’hui d’être la principale alternative et il se construit autour d’une unique doxa critiquée de manière virulente et opposée à une contre-doxa qui se construit autour de thématiques qui lui sont propres. Après avoir étudié les termes qui s’actualisent dans leur discours contre les dénominations des autres et observé ici que leur discours sur l’immigration se construit à la fois à côté et contre les discours des autres, nous enchainerons sur une autre manifestation discursive de la doxa qui survient cette fois-ci au niveau interdiscursif.
2. La doxa dans le discours du FN. Au niveau interdiscursif
S’imposer dans l’échiquier politique actuel comme l’unique contre-discours requiert des stratégies discursives. En l’occurrence l’une des stratégies du FN repose sur l’assimilation des adversaires et de leurs discours entre eux. Dès lors, notre propos ne consistera pas à dire que citer en remaniant le discours de l’autre pour mettre en valeur son discours est typique du discours FN. Cependant, il s’avère que le discours FN le fait en utilisant systématiquement la stratégie qui consiste à assimiler ses adversaires pour construire une unique source et un discours unique, ce qui est déjà plus singulier. En outre, les résultats statistiques et les analyses montrent qu’il y a bien des formes spécifiques aux deux locuteurs lepéniens. Dans le discours du FN, les adversaires deviennent ainsi l’Adversaire et les moyens pour assimiler sont multiples. Cela se manifeste notamment via des formes nominales plurielles et des formes englobantes au singulier. Nous présenterons une étude de cas pour chacune de ces formes.
Concernant les formes nominales plurielles il s’agit notamment de l’enchaînement : pronom indéfini tous + discours rapporté :
(6) Tous aujourd’hui nous disent qu’ils vont tout changer, sans rien changer. Ils réindustrialiseront la France, mais pas question de changer l’Europe. Ils protégeront la France, mais pas question de maîtriser la mondialisation ! (…) Car lorsqu’on est sincèrement contre l’idéologie mondialiste, on est contre l’Europe supranationale et ultralibérale, contre l’euro et contre l’immigration. Voilà ce qui distingue l’opposant sincère à ce système mortifère des « idiots utiles » du même système, de ses collaborateurs appointés et de ses agents doubles. Déclaration de MLP, le 22 janvier 2012 à Rouen.
Dans cet exemple et, comme régulièrement dans les discours de campagne présidentielle, l’assimilation des adversaires est marquée par le pronom indéfini tous sujet d’un discours indirect dont le contenu est généralisant, aussitôt suivi d’un énoncé antithétique, imputable à la locutrice citante. Figure donc le schéma : critique du discours d’autrui suivie du contre-discours FN. C’est le même fonctionnement binaire dans les deux phrases suivantes où l’énoncé au futur peut être interprété comme un discours indirect libre aussitôt mis en doute avec la structure « mais pas question de ». Discours de l’autre et négation du discours d’autrui conduisent enfin un contre-discours sur le mode positif avec l’énoncé « Car lorsqu’on est sincèrement contre l’idéologie mondialiste, on est contre l’Europe supranationale et ultralibérale, contre l’euro et contre l’immigration ». De nouveau, il s’agit encore de dichotomiser et de polariser l’espace et la parole politiques.
La construction de l’adversaire unique passe aussi par des formes englobantes au singulier, prenons ainsi un exemple de la campagne présidentielle de 2017 :
(7) Ce n’est pas bien sûr que les Français ne sont plus Français, que la France n’est plus la France, c’est qu’ils n’osent plus se le dire, c’est qu’ils ont perdu cette confiance en eux, et ce sentiment d’être uniques au monde qui les rendaient heureux et fiers de se dire Français. J’y vois le résultat effrayant d’une propagande effrénée qui a travaillé à dissoudre les Nations dans l’Europe et l’Europe dans le monde. Une propagande qui interdit de parler de frontières avec l’extérieur comme d’identité à l’intérieur. Une propagande qui parle de citoyen européen mais plus de citoyen français. [...]. Dans le débat inévitable, mais mal engagé, deux choses me sont. D’abord, le déni de démocratie. Si la démocratie est le pouvoir du peuple de décider de ce qui le concerne, il n’est pas de chose plus importante que l’accès à la citoyenneté, et tout débat avec constance a été refusé au peuple français à ce sujet. Et nous refusons ce totalitarisme mou qui prétend façonner les consciences, faire de l’opinion un délit et de la vérité un crime. Conférence de MLP, le 14 mars 2017.
Ici, plusieurs formes homogénéisantes se succèdent : la présidente du FN parle d’abord de la propagande puis du totalitarisme. Ces formes homogonéisantes au singulier, renvoient à des inanimés et homogénéisent les discours des adversaires. En l’occurrence, pour faire entendre que propagande et totalitarisme mou renvoient aux discours des adversaires, c’est-à-dire qu’ils construisent le même référent, MLP doit en préciser les contours. Les occurrences de propagande recouvrent aussi bien la diffusion des idées endoctrinantes (« qui parle de citoyen européen mais plus de citoyen français ») que la censure des idées contradictoires (« qui interdit de parler de frontières »), faisant de la propagande un être discursif. Cette conférence de MLP portent sur les thématiques frontières et identité et la subordonnée relative est un moyen d’évoquer précisément les thématiques censurées par cette « propagande ». La seconde relative « qui parle de citoyen européen mais plus de citoyen français » oppose le discours du système, rapporté ici au style indirect, au contre-discours du FN introduit par le connecteur mais. D’ailleurs plus que de disqualifier le discours de l’autre, ces formes dénoncent la vacuité même du discours politique jusqu’à le réduire à leur étiquette véritable. Ainsi, face au vide discursif des autres, le discours FN se positionne comme le seul discours réellement agissant.
Pour poser l’existence de l’adversaire unique au discours unique, les candidats lepéniens construisent un discours accumulant les stéréotypes et les présupposés idéologiques. En effet, l’uniformisation des discours autres s’accompagne de leur ravalement à un discours clichéique et mentionner l’autre revient souvent à représenter des stéréotypes et à impliciter des présupposés idéologiques. Si la citation du discours de l’autre, même dans sa forme la plus fidèle avec le discours direct, est perçue depuis Rabatel comme une « re- présentation », plus qu’un simple « report », si l’usage même du discours rapporté nécessite une reconstruction puisqu’il est intégré à un nouveau cotexte linguistique et à une nouvelle situation d’énonciation (Rosier), ces exemples montrent que le fait de rapporter le discours d’autrui constitue un observable pertinent pour étudier l’opposition construite entre un discours unique et l’unique contre-discours. Dans ce cadre, la doxa construite par le discours FN ne sert qu’à promouvoir leur discours idéologique. Utiliser le discours rapporté en politique, et d’autant plus le discours direct, est propice à la critique puisque des preuves tangibles peuvent démontrer que la citation a été manipulée. Par conséquent, l’usage d’une source énonciative indéfinie relève d’un moyen stratégique pour ne pas désigner directement les adversaires.
Conclusion
Le discours du Front National dichotomise l’espace politique en construisant et en s’opposant à une doxa. L’objectif de cette stratégie discursive est politique : la promotion idéologique du parti. Notre première citation le soulignait explicitement et notre analyse a permis d’en décrire les différents supports discursifs. Pour conclure, reprenons justement notre première citation (voir aussi ci-dessous) :
(8) À écouter la doxa dominante, il n’y a plus aujourd’hui d’identité française autre que le métissage à marche forcée et le multiculturalisme ! [...]. Non, la France n’a pas vocation à ne plus être française, la France doit demeurer la France et son peuple demeurer Français ! Cette vérité, nous ne cesserons jamais de la proclamer ! Déclaration de Marine Le Pen, le 1er mai 2014 à Paris.
Dans cet extrait, Marine Le Pen met en confrontation son discours contre le discours de la doxa dominante et crée parallèlement une opposition sur le plan du contenu. En effet, cette citation crée une relation d’opposition entre la défense de l’identité française d’un côté et le multiculturalisme de l’autre. Cette dualité sous-tend aussi une polarisation politique : la préférence nationale face à la politique qui défendrait l’immigration. Le contre-discours du Front National est formé de cet ensemble d’étapes, c’est-à-dire de ces étapes qui rejettent le discours d’autrui, le déconstruisent dans la seule fin de mener vers un discours qui serait différent, soit le discours du FN. Dans le discours du Front National la doxa décriée est toujours unique. Sur le plan formel, cette doxa serait oppressive et, sur le contenu, antinationale. Le Front National - et cette citation en est l’illustration - construit son identité discursive via la défense de l’identité nationale. De plus, la manière dont les leaders du parti défendent l’identité nationale se fait contre l’immigration et ils défendent leur propre territoire discursif de la même manière, c’est-à-dire contre le discours des autres.
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[1] Cette période (2000-2017) justifie d’ailleurs pourquoi nous parlerons du Front National (FN) et non pas du Rassemblement National (RN), dont le changement de nom officiel date de 2018.
[2] Les bases sont accessibles via le lien suivant : http://hyperbase2.unice.fr. La première base repose sur les discours lepéniens (Titre de la base : DiscoursLePen), la seconde base comprend les communiqués FN de 2015 (Titre de la base : CommuniquesFN).
[3] Les bases de données consacrées aux campagnes présidentielles comparent le discours des Le Pen aux discours de leurs concurrents politiques (Titre des bases : Campagne2007 ; Campagne2012 ; Campagne2017).
[4] Voir notamment Mayaffre (2021).
[5] Le calcul des phrases-clés repose en grande partie sur les spécificités lexicales (au moyen du modèle hypergéométrique converti en écarts réduits, Brunet).