Actes n°6 / Doctorales 58 : Scripta manent. Sources, traces, témoignages : la question de la transmission

Lectures et interprétations de la littérature de voyage : l’exemple des récits de voyage en Pologne-Lituanie des XVIIe-XVIIIe siècles

Teresa Malinowski

Résumé

Le présent texte propose d’explorer les récits de voyage de Français ayant séjourné dans la République de Pologne-Lituanie aux XVIIe-XVIIIe siècles. Les intenses relations politiques et culturelles entre la France et la Pologne modernes ont suscité de nombreux voyages et ont laissé de nombreuses traces sous la forme d’imprimés. L’étude de ces derniers permet de mettre en exergue un certain nombre de problèmes méthodologiques liés à la lecture et à l’interprétation de la littérature de voyage, qui, depuis plusieurs décennies, attire de plus en plus l’intérêt des historiens. L’article abordera ainsi la question du point de vue des auteurs, de l’interaction entre la société d’accueil et celle des voyageurs, des emprunts ou encore de la création des lieux communs.

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Lectures et interprétations de la littérature de voyage : l’exemple des récits de voyage en Pologne-Lituanie des XVIIe-XVIIIe siècles

Teresa Malinowski*

 

La France et la Pologne ont entretenu d’intenses relations politiques et culturelles tout au long de l’époque moderne1. En témoigne le parcours de personnages marquants tels que Henri de Valois, élu sur le trône de Pologne en 1573, Louise-Marie de Gonzague et Marie-Casimire de La Grange d’Arquien, princesses françaises devenues reines de Pologne au XVIIe siècle, ou encore Stanislas Leszczynski, fait duc de Lorraine et de Bar, et sa fille Maria qui se marie à Louis XV en 1725. Ces échanges ont suscité de nombreux voyages. Courtisans, diplomates, militaires, gouverneurs et voyageurs se déplacent de part et d’autre de l’Allemagne, à la découverte de l’Autre et d’une réalité qui leur est étrangère. À leur retour, nombre d’entre eux décrivent leurs périples et leurs observations dans des récits qu’ils publient pour partager leur expérience et contenter la curiosité des lecteurs.

Extrêmement riche, cette littérature mérite réflexion. Les guides et les récits de voyage constituent, depuis une vingtaine d’années, une source de plus en plus exploitée par les historiens. Sylvain Venayre en distingue trois approches. La première considère le voyage comme « un ensemble de pratiques » sociales, dont on étudierait le rôle et les conséquences. La deuxième s’intéresse aux « sentiments éprouvés par les voyageurs, leur façon de voir et de sentir le voyage lui-même ». La troisième examine le voyage comme « moyen d’une interaction entre la société d’accueil et celle des voyageurs ». Le récit de voyage est alors considéré non seulement comme un reflet de la société rencontrée mais aussi comme un miroir des mentalités du voyageur, qui en décrivant l’altérité la compare à sa réalité de référence (Venayre, 2014). C’est cette dernière approche qui va nous intéresser dans le cadre de cet article. Elle invite à interroger le récit de voyage en tant que source historique. Certes, ce genre de texte transmet une connaissance sur un pays donné. Se pose néanmoins le problème de la valeur de celle-ci : subjective, elle se révèle souvent incomplète, orientée par la lecture de guides antérieurs ou encore dépendante du parcours et des centres d’intérêts du voyageur, dont les réflexions révèlent son rapport à l’altérité et à son pays d’origine.

L’article a pour objectif d’explorer ces problématiques à travers une étude de cas concrète : celle des récits des voyageurs français en Pologne-Lituanie2 publiés aux XVIIe-XVIIIe siècles3. Ce terrain d’enquête est d’autant plus pertinent que la République polono-lituanienne constitue pour les Français de l’époque un pays à la fois proche et distant. Proche du fait d’une religion dominante commune, d’une culture nobiliaire semblable et d’échanges politiques et culturels fréquents. Distant du fait d’une organisation politique très différente et d’un exotisme des mœurs et du vêtement. Jouvin de Rochefort (1672, p.3-4) synthétise cette différence lorsqu’il décrit les diètes, qui cumulent les spécificités politiques et culturelles de la Pologne moderne : « Les Diettes qui se font à Varsovie, où se trouve toute la Noblesse de ce grand Royaume, qui est sans doute la plus belle de tout le monde ; est l’une des plus belles choses qui se puissent voir en Europe, avec leur manière de se mettre, et de s’habiller, qui est si different de la nostre. »

Cette proximité et cette divergence font des récits sur la Pologne-Lituanie une entrée précieuse pour l’étude des connaissances et des mentalités des voyageurs français.

 

1. À la découverte de l’Autre : le récit de voyage entre connaissances inédites, stéréotypes et incompréhensions

Les récits de voyage constituent sans conteste une source de connaissance sur le pays visité. La transmission des savoirs était une des motivations de l’écriture. En 1647, Jean Le Laboureur, membre de la suite de Louise-Marie de Gonzague, expliquait qu’il écrivait « aux conseils et à la curiosité de plusieurs Doctes » (Le Laboureur, 1647, p.1), qui lui ont demandé d’écrire une relation et une histoire de l’État polono-lituanien où il a été. En 1653, le voyageur François de La Boullaye-Le Gouz précisait dans la préface « au lecteur » de ses Voyages et observations […] qu’il écrivait pour « satisfaire au Commandement du Roy » et, par la même occasion, « informer des mœurs, des coustumes et des religions des divers pays où le sort [l]’a porté » (La Boullaye-Le Gouz, 1653, « au lecteur »). Au XVIIIe siècle, au temps du premier partage de la Pologne (1772), Louis-Antoine Caraccioli (1775, première partie, p.V), gouverneur en Pologne dans les années 1750-1760, veut mettre « sous les yeux des lecteurs des faits dont tous les siècles parleront ».

Les auteurs entrent en discussion avec leurs prédécesseurs. Jean Le Laboureur (1647, « au lecteur ») reconnaît que « plusieurs choses […] se rencontrassent en d’autres Autheurs », mais d’autres restent « assez particulieres, et […] n’ont point encor esté traittées ». La Boullaye-Le Gouz (1653, « au lecteur ») dénonce les imprécisions de ceux qui ont écrit avant lui : « Si tu y rencontres quelques passages contraires à ceux qui ont écrit devant moy, sçache que plusieurs ont rapporté avec affirmation sur de faux Memoires ce qu’ils n’ont veu ny connu ».

Le voyageur touche ici à un problème clé : celui de l’emprunt et de la compilation de récits antérieurs. Il n’est pas rare que les voyageurs successifs se copient et se répètent. Jean Fabre rapproche, par exemple, les Voïages historiques de l’Europe (1700) de Claude Jordan avec Le Voyageur françois, ou la Connoissance de l’ancien et du nouveau monde (1775) de l’abbé Delaporte. Il souligne la fixité de certains thèmes, d’où le soupçon d’« une sorte d’écran dressé par la routine entre les réalités polonaises et les regards les plus clairvoyants » (Fabre, 1952, p.23-24).

L’image de la paysannerie polonaise dans les récits de l’époque moderne illustre cette problématique. Tout au long de la période, on y rencontre les mêmes remarques à ce sujet. En 1651 et 1660, on lit dans la Description d’Ukranie […] de Guillaume Le Vasseur de Beauplan (1660, p.98) que les nobles ont une « domination souveraine et entière » sur les biens et la vie des paysans, « tant est grande la liberté de la noblesse Polonoise (qui vit en un Paradis, et les Paysans comme s’ils estoient en un Purgatoire) » (Le Vasseur de Beauplan, 1660, p.8). Quelques années plus tard, en 1663, Nicolas Payen fait des paysans des « sujets [soumis] à des Seigneurs qui les traittent avec plus de tyrannie qu’on fait les Forçats » (Payen, 1663, p.114). Dans la Relation historique de la Pologne de 1686, Gaspard de Tende compare les paysans à des esclaves (de Tende, 1686, p.115-116, 168, 176, 278). Discours analogue chez Albert Jouvin de Rochefort (1672, p.273), Claude Jordan (1700, p.65-69), Louis-Antoine Caraccioli (1772, p.22-23), et ainsi de suite jusqu’à Jean-Joseph Fortia de Piles et Louis Boisgelin de Kerdu en 1796 (p. 92, 105-107). Seuls quelques auteurs, tels que Jean Le Laboureur (1647, livre II, p.46-47 et 106-107) ou le chevalier de Beaujeu (1700, p.176-1774), viennent nuancer cette affirmation unanime. Hormis ces deux derniers exemples, on observe donc un « consensus extraordinaire des voyageurs » (Fabre, 1952, p.24) au sujet de la condition paysanne, au point de devenir un véritable lieu commun de la littérature de voyage sur la Pologne.

Or ce topos peut être interrogé, en particulier si l’on prend en compte la grande diversité de la condition paysanne, loin d’être uniforme sur l’immense territoire de la République polono-lituanienne, ni même au sein de chaque communauté villageoise. Les villages étaient fondés sur divers statuts et droits. Certains, en particulier dans le nord du pays, accordaient aux paysans la liberté individuelle ou une grande autonomie. Face à la montée du second servage, cette situation contrastait avec la condition paysanne dans les grandes seigneuries, comme celles d’Ukraine, où l’agriculture extensive entraînait des exigences accrues envers les paysans. Entre les deux, on compte des domaines nobiliaires de taille plus modeste, un à plusieurs villages, où les conditions de vie sont meilleures, bien que les paysans restent soumis aux droits seigneuriaux et attachés à la terre. Certains nobles exploitaient eux-mêmes leurs domaines, sans l’aide de paysans. Parallèlement, au sein même de la paysannerie, la situation d’un sołtys (sorte de « maire » du village), exempt de charges et de taxes, différait de celle d’un fermier ou d’un simple paysan, laquelle était enviable par rapport à celle des journaliers, qui travaillaient au service du seigneur mais aussi du paysan ou du fermier (Markiewicz, 2004, p.161-167 ; Fabre, 1952, p.28).

Toutes ces précisions semblent inconnues des voyageurs cités plus haut. Bien que les inégalités sociales soient manifestes, on voit que les auteurs tendent à simplifier une réalité bien plus complexe. Nous serions donc en présence d’un stéréotype qui se transmet de récit en récit.

Un constat semblable pourrait être fait au sujet des discours français du XVIIe siècle sur l’absence de fortification en Pologne-Lituanie. Ceux-ci mettent en exergue un second écueil signalé par La Boullaye-Le Gouz en 1653. Celui-ci dénonçait les auteurs qui jugent « par passion des autres peuples » et qui « prevenus de leur climat ont creu que l’on devoit vivre et mourir par tout à leur mode » (La Boullaye-Le Gouz, 1653, « au lecteur »). La préface « au lecteur » rappelle donc la tendance des voyageurs à juger de la réalité rencontrée en fonction des solutions adoptées dans leur propre pays.

L’absence de forteresses en Pologne-Lituanie était signalée par Jean Le Laboureur en 1647. Selon lui, les Polonais ne fortifiaient pas leurs villes car, à cause de la lenteur des procédures de la convocation de l’arrière-ban, l’ennemi pouvait facilement les prendre, rendant difficile leur reconquête (Le Laboureur, 1647, livre II, p.109-110). Jouvin de Rochefort (1672, p.267-268) écrivait de même, en précisant que ce refus de multiplier les places fortes découlait de l’amour des Polonais pour la liberté. Mêmes reproche et interprétation chez Gaspard de Tende (1686, p.116) : la noblesse ne voudrait pas fortifier les frontières de peur que cela ne devienne un instrument d’oppression aux mains du monarque.

Ces considérations peuvent être nuancées à double titre. D’une part, de nombreux palatinats faisaient des demandes auprès du roi et de la diète pour renforcer les fortifications des villes et des frontières. Ce qui suscitait de virulents débats, c’était le commandement de ces places fortes (Dybaś, 1996). D’autre part, il convient de prendre en compte la différence du contexte militaire entre la France et la Pologne. Les historiens ont démontré qu’à l’est de la République polono-lituanienne, un système défensif fondé sur des fortifications régulières n’aurait pas été viable du fait de l’étendue trop importante des frontières et de la faible densité de la population. Bien qu’on y trouvât des forteresses, comme celle de Kamieniec Podolski, leur nombre était bien moins important qu’en Europe occidentale. Au XVIIe siècle, l’art de la guerre en Europe centrale et orientale s’appuyait avant tout sur l’agilité et la mobilité des troupes. Il en était tout autrement en Occident, où les populations et les frontières étaient davantage concentrées. Les places fortes y devenaient vitales pour la défense du territoire, ce que rappellent en France les fortifications de Vauban (Frost, 1993, p.26-27 ; Łopatecki, 2012, p.15). À la lumière de ces précisions, il apparaît que les voyageurs de la seconde moitié du XVIIe siècle pouvaient juger de la réalité militaire rencontrée en fonction des pratiques de leur propre pays, bien que celles-ci ne soient pas toujours adéquates au terrain étudié. Si certaines autres remarques sur l’armée polono-lituanienne étaient tout à fait justes, celles sur les forteresses trahissent le point de vue français ainsi qu’une certaine incompréhension face à une réalité différente5.

Ces deux exemples – celui des paysans polonais et celui des forteresses – montrent comment les lieux communs se forment au sein des récits de voyage. Ils mettent également en exergue les limites de cette littérature en tant que source de connaissance entièrement objective. Ces limites ont cependant leur intérêt propre. Portant le point de vue du voyageur, ces textes peuvent devenir une entrée intéressante pour l’étude des idées, des représentations et des mentalités.

 

2. Le récit de voyage : un miroir des opinions politiques du voyageur

Ce constat est d’autant plus vrai dans notre étude de cas qu’en se rendant en Pologne-Lituanie, les voyageurs français sont confrontés à une société qui a choisi une voie de développement bien différente de celle de leur pays d’origine. Les deux États présentent à l’époque moderne des visages bien distincts : alors qu’en France s’impose un modèle centralisateur et absolu du pouvoir monarchique, la Pologne choisit le chemin des privilèges, des libertés nobiliaires et d’un contrôle du pouvoir royal par les lois et des institutions représentatives régulières (sénat, diète, diétines). Le rapport des voyageurs français à la République polono-lituanienne devient dès lors significatif : leurs réactions d’acceptation ou de rejet face à l’altérité révèlent à bien des égards leurs propres conceptions et leurs positions vis-à-vis des solutions politiques de leur propre royaume.

Cela est perceptible dans la Relation […] (1647) de Jean Le Laboureur. Celui-ci est issu d’une famille de Montmorency, qui a connu une importante ascension sociale grâce à la famille des Condé, qui, sous la Fronde, se mettront à la tête de l’opposition aristocratique contre Mazarin. Louis, frère de Jean, y a probablement participé. Plus tard, en 1664, Jean rédige le traité Histoire de la Pairie de France et du Parlement de Paris, qui est favorable au modèle de la monarchie tempérée6. Il confirme par là son point de vue critique vis-à-vis de la monarchie absolue, qui transparaissait déjà dans sa Relation […].

De fait, le voyageur y proposait une image très enthousiaste de la République polono-lituanienne. La société nobiliaire est décrite sous son meilleur jour : l’auteur met en exergue son origine antique, sa politesse, générosité et hospitalité, la qualité de son éducation et son goût pour la somptuosité (Le Laboureur, 1647, livre I, p.131-133, 141-151, 186, 186, 196, 2014, 211-215, livre II, p.40, 45-58, 114-118, livre III, p.4-10). Il ne fait pas de doute qu’en tant que membre de la suite qui a accompagné Marie de Gonzague en Pologne, Jean Le Laboureur a vu ce qu’il y avait de plus brillant dans la République. Toutefois cette vision de la société nobiliaire dépasse la simple description de circonstance. Derrière celle-là, on distingue la sympathie du voyageur envers les nobles sarmates, et surtout son approbation de la société nobiliaire fondée sur les liens d’amitié, de fidélité et d’honneur – idéal qui fonctionnait également au sein de la société française.

En outre, l’auteur semble approuver les libertés politiques de la noblesse polono-lituanienne. Le droit d’élection des monarques est présenté de façon positive (Le Laboureur, 1647, livre I, p.154, livre II, p.3-6, 40-41). À cette occasion, Le Laboureur écrit que la couronne de Pologne « a commencé par election comme toutes les autres » (Le Laboureur, 1647, livre II, p.3), thèse qui se rapproche de celle des opposants à la monarchie absolue, tels que François Hotman, et qui s’oppose aux théoriciens et historiens monarchiques, tels que Claude de Rubis ou Cardin Le Bret. De même, le voyageur approuve la limitation du pouvoir royal en Pologne, en ayant recours à la métaphore de l’abeille dans sa description de la fonction royale : « Le Roy de Pologne est comme celui des moûches à miel : il n’a point d’aiguillon, et ne peut faire de mal à ses sujets ; mais il peut faire beaucoup de bien » (Le Laboureur, 1647, livre II, p.10).

L’image de la ruche servait dans la culture moderne à figurer la monarchie modérée, où le monarque est limité et contrôlé de sorte à ne pouvoir faire que le bien, non le mal (Mellet, 2002). 

Ces quelques exemples et citations montrent bien que Jean Le Laboureur approuvait l’organisation politique et sociale de la Pologne-Lituanie. Cela n’étonne pas étant donné son bagage politique, social et culturel français ; bagage qui se reflète dans son approche de la République sarmate.

En revanche, une tout autre opinion au sujet de la Pologne se lit dans Les Voyages […] de Nicolas Payen qui, en France, évolue dans un tout autre contexte. Né vers 1634, l’auteur effectue un voyage en Europe, probablement pour parachever son éducation. Il publie son récit de voyage en 1663 et le réédite en 1667. Entre-temps, il a obtenu la charge de lieutenant-général de Meaux avant de devenir président du présidial de la ville en 1673, puis son maire de 1710 à 1717. Il entretient de bonnes relations avec Bossuet, ce qu’atteste sa correspondance7. Vu les fonctions qu’il sera amené à occuper et les relations qu’il entretiendra avec Bossuet, il est très probable que Payen adhère à la pensée politique du chantre de l’« absolutisme » royal, ce qui éclairerait ses critiques de la République nobiliaire dans ses Voyages […].

Payen trouve de nombreux défauts à l’État polono-lituanien. Certes, il donne un portrait tout à fait honorable des gentilshommes polonais : bien que parfois superstitieux, fiers et superbes, ils sont grands et robustes, manient le sabre avec adresse, connaissent les langues étrangères, donnent « liberalement » et sont bons cavaliers et catholiques (Payen, 1663, p.112-113). Cependant leur organisation politique laisse, selon lui, à désirer. Alors que Le Laboureur soulignait l’attractivité des libertés nobiliaires, Payen en dénonce les faiblesses. Adoptant une perspective comparative avec la France, il refuse dans un premier temps de trancher « si cette forme de gouvernement est plus avantageuse au public, que la puissance absolüe d’un Roy » car « ce serait [s]’engager dans un discours d’une trop longue suite, et dont la conclusion seroit tres-difficile » (Payen, 1663, p.125). Pourtant, quelques paragraphes plus loin, il ne peut s’empêcher de commenter de façon négative les solutions institutionnelles polonaises :

En verite quand ie considere attentivement les maximes de cet Estat, que i’examine avec combien de lenteur et de difficulté les affaires de concluënt, que ie vois le pouvoir d’un Roy borné et limité, que ie vois des subjets avec tant de licence et tant de liberté, que le moindre par une ignorance obstinée, ou par un caprice particulier, peut s’oposer impunément aux volontez du Prince, et rompre tout ce qu’un Corps a resolu ; et enfin quand ie regarde avec quels ressorts on fait mouvoir cet Empire, ie puis dire asseurément que cette Politique ne sçauroit procurer au public beaucoup d’avantages. (Payen, 1663, p. 126-127). 

La comparaison tourne donc clairement à l’avantage de la France absolue, où le commandement d’un seul assure unité, rapidité et efficacité au gouvernement, ce qui est opposé aux obstacles liés à la limitation du pouvoir royal, à la lenteur des assemblées et à la paralysie introduite par le droit de veto des nonces8.

L’attitude de Nicolas Payen est ici double : s’il s’identifie en partie avec la culture et la religion des nobles polono-lituaniens, il rejette leur organisation étatique, si opposée à celle de son pays d’origine. Son rapport à la réalité rencontrée s’appuie sur la comparaison ; comparaison qui révèle ses propres préférences.

Une analyse semblable peut être menée pour la littérature de voyage du XVIIIe siècle. Par exemple, Louis-Antoine Caraccioli (1775 et 1782), dont il a déjà été question, reste plutôt favorable au républicanisme polonais, que ce soit dans sa Pologne (1775) ou dans La Vie du comte Wenceslas Rzewuski (1782). S’il est certainement influencé dans ses écrits par le point de vue de ses employeurs, républicains socialement conservateurs9, son regard indulgent envers la République nobiliaire en crise reflète également sa désapprobation de la monarchie absolue, qui se révèle dans les années 1789-1791 dans son soutien à la monarchie constitutionnelle10.

À l’opposé, Fortia de Piles et Boisgelin de Kerdu voient de façon négative la Pologne-Lituanie, condamnant son mode de gouvernement et son système social, tant avant qu’après les partages. Les voyageurs parcourent la Pologne après les deux premiers démembrements (1772, 1792) et publient leur récit tout juste après le troisième (1795). Ils rendent les Polonais responsables de leur échec. Contre-révolutionnaires, ils voient dans l’insurrection de Kościuszko un mouvement jacobin sur le modèle français. C’est pourquoi ils reçoivent la disparition de l’État polono-lituanien avec soulagement : « Les armées russes ont anéanti ces institutions monstrueuses, et la Pologne doit bénir le jour qui a éclairé sa défaite » (Fortia de Piles & Boisgelin de Kerdu, 1796, p.62). Partisans de l’absolutisme éclairé et persuadés de la bonne volonté des despotes voisins de la Pologne, ils adoptent un point de vue voltairien et cosmopolite sur cet État, « leur faisant ainsi oublier une histoire glorieuse et tragique, constitutive d’une identité nationale » (Marty, 2004, p.301)11

Que ce soit au XVIIe ou au XVIIIe siècle, on trouve donc différentes appréciations de l’État polono-lituanien, des réactions aussi bien d’admiration que de condamnation. Celles-là manifestent la mentalité des voyageurs, qui jugent de la réalité rencontrée conformément à leurs propres idéaux culturels, politiques ou sociaux. Leurs opinions sur la Pologne concordent la plupart du temps avec leurs engagements au sein du royaume de France : Le Laboureur est lié à la clientèle des Condé, Payen est un sympathisant de Bossuet, Caraccioli se déclarera en faveur de la monarchie constitutionnelle, Fortia de Piles est contre-révolutionnaire et sympathisant de l’absolutisme éclairé. Cet aspect met en exergue l’intérêt d’intégrer la littérature de voyage dans l’étude des idées, des représentations et des mentalités : elle révèle des facettes parfois inconnues des auteurs, retrace leur parcours et montre le rôle de l’Autre dans la cristallisation des idées et des identités.

En définitive, l’historien doit être prudent dans sa lecture des récits de voyage, qui possèdent d’importantes limites. Incompréhensions, stéréotypes, emprunts ne sont pas rares. Les connaissances transmises par ces textes sont souvent subjectives, incomplètes et partielles. Néanmoins, ce sont aussi tous ces aspects qui font de la littérature de voyage une source historique extrêmement riche, aux potentialités transverses. L’une d’entre elles est l’étude des représentations d’un pays par les voyageurs d’un autre. Cela constitue à son tour une entrée intéressante pour l’histoire des idées et des mentalités : la position des auteurs vis-à-vis de l’Autre nous informe aussi sur leurs opinions et sur leur société de référence. Les quelques cas présentés plus haut montrent, par exemple, la perméabilité des récits de voyage aux enjeux et débats politiques (Marty, 2004, p.315). En outre, la découverte de l’altérité suscite la comparaison et alimente donc la réflexion. À ce titre, les récits de voyage ont certainement joué un rôle dans l’« évolution des idées » (Atkinson, 1924) au cours des siècles et dans ce que Georges Pagès (1937, p.106-111) appelle la « transformation des esprits », notamment à partir de la fin du règne de Louis XIV.

 

 
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Bibliographie

Sources

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  • Marty, M. (2004). Voyageurs français en Pologne durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Paris : Honoré Champion.
  • Mellet, P.-A. (2002). “Le roy des mouches à miel…” : tyrannie présente et royauté parfaite dans les traités monarchomaques protestants (vers 1560-vers 1580). Archive for Reformation History, vol. 93, 72-96.
  • Pagès, G. (1937). Les Origines du XVIIIe siècle au temps de Louis XIV. Paris : Sorbonne.
  • Tholozan, O. (1996). Un défenseur de la monarchie tempérée par la pairie au siècle de l’absolutisme triomphant : Jean Le Laboureur (1623-1675).  Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, vol. 1, 209-227.
  • Venayre, S. (2014). Le voyage : un champ de recherches ? Hypothèses, vol. 1, no. 17, 69-74.
  • Waquet, J.-C., Dictionnaire des grands maîtres des eaux et forêts de France de 1689 à la Révolution, suivi d’un dictionnaire des grands maîtres. Genève : Droz.
  • Wołoszyński, R. (1964). Polska w opiniach Francuzów w XVIII wieku, Rulhière i jego współcześni. Warszawa : PWN.

 

Notes

1 Cet article participe à la réalisation du projet de recherche no 2016/23/N/HS3/00376 financé par le Centre national de la science (Pologne). This article is a realisation of the project no 2016/23/N/HS3/00376 funded by the National Science Center (Poland).

2 À l’époque moderne, le Royaume de Pologne et le Grand-duché de Lituanie forment un seul et même État.

3 À noter que le but est de présenter certaines problématiques méthodologiques liées aux récits de voyage et non de faire une synthèse sur les récits de voyage en Pologne.

4 « Ces […] circonstances jointes à la licence de certains Seigneurs Polonois, qui tyrannisent impunément leurs Vassaux, ont fait dire aux Estrangers, que les paysans estoient esclaves en Pologne ; mais c’est une licence et non pas un droit, on en voit mesme peu d’exemples, il y a des Gentilshommes mal morigénés comme par tout ailleurs […] ; c’est bien pis dans le Royaume de Bohême où le Seigneur les vend et les troque comme des chevaux. »

5 À ce sujet, voir également l’analyse suivante : Paweł Hanczewski, « Armia Rzeczypospolitej », Silva Rerum, en ligne, URL : http://www.wilanow-palac.pl/armia_rzeczypospolitej.html [consulté le 21 février 2017].

6 Sur la vie de Jean Le Laboureur, cf. Béguin (1999, p.161, 217-218, 427) ; Tholozan (1996).

7 Sur ce personnage, cf. Waquet (1978, p.394) ; Frémont (1890, p.400) ; « Congrès des Sociétés savantes à la Sorbonne » (1890, p.458-459) ; Œuvres de Bossuet, évêque de Meaux, Revues sur les manuscrits originaux et les éditions les plus correctes, t. XXXVIII, Versailles, J. A. Lebel, 1818, p. 24.

8 Il est ici question du liberum veto qui, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, peut être mobilisé par chaque nonce et peut rompre l’activité de la diète.

9 Sur Caraccioli et sa vision de la Pologne, cf. Jacques (2000) ; Jakuboszczak & Sajkowski (2014) ; Marty (2004, p.292-293, 346) ; Wołoszyński (1964, p.93).

10 Sur Caraccioli dans la révolution, voir : Jacques (2000, p.552-620). Il soutient les changements mais que jusqu’à la fuite de Louis XVI et le vote de la Constitution civile du Clergé.

11 Sur l’image de la Pologne dans ce récit de voyage : Marty (2004, p.295-296, 300-30, 307, 309-310) ; Figeac (2014).

 

* Biographie

Teresa Malinowski est docteure en histoire moderne. Elle a soutenu sa thèse en cotutelle le 18 avril 2019 à l’Université Paris-Nanterre. Celle-ci porte sur La République de Pologne dans les imprimés français (1573-1795). Penser les relations entre gouvernants et gouvernés à l’époque moderne. Elle réalise actuellement le projet scientifique no 2016/23/N/HS3/00376, portant sur le même sujet, au Centre national de la science de Pologne.

 

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