Angélique de Saint-Jean (1624-1684) : forger la mémoire de Port-Royal, montages et stratégies d’écriture
Sabria Chebli*
La moniale Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly (1624-1684), fille de Robert Arnauld d’Andilly, a joué un rôle crucial dans l’histoire du monastère de Port-Royal à plus d’un titre. C’est la nièce de la mère Angélique qui restaura la clôture et l’étroite observance de la Règle de saint Benoît en 1609 et de sa sœur, la mère Agnès. Elle prend l’habit le 27 juin 1641 alors qu’elle n’a que dix-sept ans. Cette consécration précoce de sa vocation vient donner une illustration concrète aux récits des témoins du temps qui s’accordent tous à décrire une jeune fille à la foi solide, dotée d’une intelligence fine et douée pour l’analyse rationnelle. Très tôt ces dispositions suscitent des craintes, Sainte-Beuve (2004, p.981) en rend compte lorsqu’il présente Angélique de Saint-Jean dans son ouvrage Port-Royal : « Elle […] était considérée dès l'enfance comme déjà en religion et n'étant plus du monde : "Elle n'avoit pas plus de douze ou treize ans, disent les Relations, que son esprit paroissoit si grand et si avancé qu'on craignoit à Port-Royal que cela ne lui fût plus dommageable qu'utile" ».
C’est une des figures féminines les plus emblématiques du monastère. Dans un article, F. Ellen Weaver (1985) applique à Port-Royal l’analyse que fait Jean Leclercq (1976) à propos des fondateurs des ordres religieux. Il y aurait un premier fondateur qui crée quelque chose de nouveau, puis un second supérieur attaché au premier, cherchant à continuer son œuvre (il s’agit pour Port-Royal de la mère Angélique et de la mère Agnès). Enfin, « Leclerq distingue un "troisième fondateur" qui habituellement n’a pas connu personnellement le premier supérieur, mais l’admire et se considère comme responsable du maintien de la fondation (ou de la réforme). C’est souvent dans cette troisième génération […] qu’un esprit vigoureux élabore la théologie de l’ordre, qu’un biographe de talent écrit la légende du fondateur, et qu’un grand législateur compose les constitutions » (Ellen Weaver, 1985, p.97). Il est vrai qu’à certaines échelles, Angélique de Saint-Jean remplit tous ces rôles. F. Ellen Weaver (1985, p.106) souligne que toutes les sources « qui relatent l’histoire du monastère de Port-Royal semblent presque sans exception avoir passé sous la plume d’Angélique de Saint-Jean » et elle montre comment chez la moniale, raconter l’histoire de la fondatrice permet de forger le mythe historique du monastère, comme s’il s’agissait de tenir un siège symbolique contre les attaques : « L’histoire de la fondatrice de la réforme devient l’histoire d’une réforme persécutée. La différence est importante. […] Lorsque la réforme devient l’objet de controverse, et surtout lorsqu’elle est soumise à la persécution, pour quelques raisons que ce soit, les événements prennent facilement la couleur du martyre, et les dramatis personae acquièrent des proportions héroïques. Ainsi, l’œuvre d’Angélique de Saint-Jean, sans qu’elle l’ait consciemment voulu, était destinée à devenir la source d’un mythe culturel puissant et insinuant » (Ellen Weaver, 1985, p.103). Ce récit hagiographique s’ancre dans une œuvre littéraire considérable, la moniale écrit une correspondance, un récit de captivité ou encore des commentaires de livres bibliques. Elle rédige également de nombreux documents liés au monastère : des conférences, des commentaires, des notes variées ou encore des articles du Nécrologe.
Il s’agit d’une œuvre protéiforme qui se construit pourtant à partir d’un point perspectif général : l’histoire du monastère. Philippe Sellier mentionne l’engouement pour l’anamorphose qui a accompagné les recherches sur la perspective au milieu du XVIIe siècle1. Il semblerait que l’œuvre de la religieuse présente des jeux optiques voire des montages anamorphotiques. Il s’agira d’analyser comment l’œuvre d’Angélique de Saint-Jean et son travail de création ou de collecte de sources historiques exploitent différentes stratégies d’écriture, ce qui contribue à forger le mythe Port-Royal.
Collecte des sources : des entreprises singulières entre hagiographie et plaidoyer
Lors de la querelle du Formulaire2, Angélique de Saint-Jean incarnera de manière plus saisissante encore ce portrait contrasté en devenant une figure essentielle de l’opposition à la signature, notamment par son travail de témoignage et de collecte d’écrits. Mais pour comprendre la mise en œuvre de cette entreprise documentaire singulière, il faut rappeler un travail antérieur visant à constituer, en rassemblant diverses sources, un récit hagiographique en mémoire de la réformatrice, la mère Angélique : « Antoine Le Maistre […] engagea dès 1648 les religieuses à recueillir toutes les informations qu’elles pourraient à propos de la mère Angélique, afin de préserver de l’oubli une vie aussi édifiante » (Plazenet, 2012, p.55). Laurence Plazenet (2012, p.56), en introduction à son anthologie Port-Royal, mentionne plusieurs éléments qui confèrent au projet un caractère très novateur :
Il faut revenir sur l'originalité de l'opération dirigée par Angélique de Saint-Jean. Quand elle fit décacheter les lettres de la mère Angélique avant leur expédition pour en conserver des copies […] un tel souci, et le projet qui le justifiait, était sans exemple. […] Mais, ayant pris en note conférences et entretiens de la mère Angélique, puis exigeant une vie de chaque religieuse, elle allait bien plus loin. Ces autobiographies avant la lettre, commandées par des personnes jouissant d'une autorité entière sur leurs auteurs ou composées après un récit oral des intéressées, lorsqu'elles étaient illettrées ou trop simples pour écrire une telle relation, permirent la réunion d'une série de textes absolument uniques par leur nature […]. De plus si les mémorialistes prirent la plume à la même date, leurs ouvrages étaient encore inconnus du public. Ils ne pouvaient pas servir de modèle. Les religieuses obéirent à une impulsion qui leur était propre (nous soulignons).
Laurence Plazenet convoque ici le projet hagiographique lié à la vie de la mère Angélique, mais également les commandes de relations de captivité et de récits variés durant les persécutions du Formulaire. Il est effectivement important d’insister sur cet effort singulier pour créer puis collecter des sources en considération de leur valeur historique de témoignage. On peut cependant noter que Louis XIV lui-même organise une collecte de sources dans le cadre de la rédaction de ses Mémoires. Dans un article consacré à ce corpus de textes étonnant, Lucien Bély (2015, p. 671) explique que « dans les premières années de son règne personnel, Louis XIV a supervisé la rédaction de textes connus comme ses Mémoires ». Cette entreprise accompagne l’émergence d’une réflexion approfondie sur l’importance idéologique du document historique. Le document apparaît en effet comme une arme d’autant plus redoutable qu’elle est à double tranchant. Ainsi, Lucien Bély (2015, p. 679) indique que « Colbert cherche à regrouper une documentation encyclopédique » et que « lors des conquêtes faites par Louis XIV, les agents du roi s’emparent des archives de seigneuries et d’abbayes » tandis que certaines personnalités influentes comme Jean Chapelain émettent de sérieuses réserves, il « redoute les dangers d’une histoire trop bien documentée car elle peut livrer des indications sur les desseins de la France et sur les amitiés cachées qu’elle entretient un peu partout » (Bély (2015, p. 679). Ce vaste projet des Mémoires sert plusieurs desseins puisque le roi entend aussi éduquer le Dauphin par des exemples édifiants. On retrouve ici l’ambition morale de la biographie de la mère Angélique composée par Angélique de Saint-Jean. Stanis Perez insiste également sur la valeur de l’exemple moral et sur le statut d’œuvre éducative de ces Mémoires auxquels il consacre un article. Il cite l’éloge de Louis XIV par Paul Pellison, prononcé en 1671 et centré sur cette valeur d’exemple moral et d’œuvre éducative :
Il choisit au contraire pour cette éducation Royale tout ce qu’il peut découvrir de plus éclairé, de plus sage, de plus droit, de plus ferme, de plus genereux, de plus honnéte, de plus capable, de plus sçavant, comme s’il ne devoit plus penser luy-même. Il y pense, comme si personne ne le devoit seconder dans ce travail, jusqu’à mettre par écrit pour ce cher fils, et de sa main, les secrets de la Royauté, et les leçons éternelles de ce qu’il faut éviter ou suivre ; non plus seulement pere de cet aimable Prince, ni pere des peuples même ; mais pere de tous les Rois à venir (Pellisson-Fontanier, 1698, p.149)3
Ce panégyrique de Pellisson multiplie les superlatifs pour qualifier ces Mémoires, la gradation finale rend l’œuvre universelle alors que l’orateur affirme le caractère personnel voire intime d’une telle démarche : « personne ne le devoit seconder dans ce travail » ou encore « mettre par écrit pour ce cher fils […] de sa main. »
Mais alors comment expliquer que des travaux comparables, entrepris à Port-Royal, paraissent singuliers ? Il convient de rappeler que Port-Royal est une abbaye de religieuses cisterciennes et que leur démarche excède largement la constitution d’archives. C’est un élan qui prend place dans un climat de controverse et de vive polémique. Angélique de Saint-Jean devient une figure de résistante qui perçoit la préservation des sources écrites comme une mission. Elle conserve les billets qu’on lui fait parvenir et tente de cacher en lieu sûr les feuillets qu’elle souhaite dissimuler aux Annonciades de Bologne lors de sa captivité4. Plusieurs remarques notent sa déception face à la perte d’un papier et son application à les conserver : « J’avais toujours gardé cet écrit, que j’espérais bien emporter si je sortais jamais, mais, comme je fus surprise en m’en allant, je n’eus le temps de rien prendre, et elles l’ont ôté de mon écritoire quand elles me l’ont renvoyé » (Arnauld d’Andilly, 2005, p.129). Cette attention particulière portée aux écrits est très présente chez la moniale, certains lui permettent de travailler son argumentaire face aux tenants de la signature du Formulaire, d’autres remplissent un rôle consolatoire5.
Angélique de Saint-Jean et les commanditaires des témoignages
Angélique de Saint-Jean apparaît constamment lorsqu’il est question de cette entreprise de création et de collecte de sources en tant qu’auteur, commanditaire ou encore commentatrice. On peut noter cependant qu’un flou persiste sur l’importance des rôles tenus par les premiers commanditaires des écrits, les directeurs spirituels et certains Messieurs de Port-Royal, et par Angélique de Saint-Jean. En effet, Agnès Cousson (2012, p.16) rappelle dans son étude sur les écrits des moniales de Port-Royal, le paradoxe que constitue une religieuse auteur dans un couvent où règne la règle du silence, d’autant plus que le monastère est « imprégné d’une culture augustinienne sévère à l’encontre du "moi", jugé corrompu et source de corruption depuis la Chute ». Angélique de Saint-Jean (2005, p.25) ouvre sa Relation de captivité sur le double rappel des ordres donnés par ses supérieurs et du vœu d’obéissance : « Ce que l’on demande de moi en m’ordonnant d’écrire une relation exacte de ce qui s’est passé dans ma captivité me paraît une chose assez superflue. Si l’obéissance ne me la rendait nécessaire, je croirais [qu’il] ne serait point encore besoin de paroles pour apprendre à ceux qui ne l’ont pas expérimenté ce que c’est qu’une retraite de dix mois dans les circonstances qui ont accompagné la mienne ».
Il ne s’agit pas simplement ici du topos d’humilité, généralement présent au seuil des ouvrages du XVIIe siècle : l’humilité est une obligation sanctionnée par un vœu pour une religieuse de l’Ordre cistercien. Il faut donc essayer de désamorcer les critiques dès l’ouverture du texte. Cette entrée en matière remplit la fonction de bouclier, d’autant plus que la moniale ne revendique pas l’initiative de la rédaction de ce récit de captivité qu’elle attribue aux supérieurs, cependant l’utilisation du pronom indéfini préserve l’ambiguïté. Agnès Cousson désigne Nicolas Pavillon, évêque d’Alet, et Antoine Arnauld comme commanditaires récurrents des Relations. Pour autant Laurence Plazenet semble placer Angélique de Saint-Jean directement à la tête de l’entreprise historiographique. Elle « exige une vie de chaque religieuse » (Plazenet, 2012, p.56) et développe une représentation singulièrement novatrice : « Sous l’impulsion d’Angélique de Saint-Jean, Port-Royal ne se conçoit pas seulement dans l’histoire, mais manifeste qu’il s’en forge une conception autonome » (Plazenet, 2012, p.57) Comment dépasser cette contradiction ?
Angélique de Saint-Jean, une figure ambiguë
Angélique de Saint-Jean organise clandestinement son projet de biographie de la mère Angélique. Elle le souligne à plusieurs reprises dans sa présentation des Relations sur la vie de la révérende Mère Angélique de Sainte Magdelaine Arnauld […] : « j’eus la commodité de pouvoir entretenir toutes les Sœurs anciennes qui me pouvoient apprendre quelque chose, sans leur dire néanmoins pour quel sujet : car je travaillois à cette Relation dans un grand secret » (Arnauld d’Andilly, 1737, iv). Elle craint que l’humilité de la mère Angélique ne la prévienne de trop parler et qu’elle ne puisse plus recueillir ses avis. La mise en place du projet demande donc à Angélique de Saint-Jean d’user périodiquement de manipulation : elle doit par exemple trouver des expédients pour apprendre des choses en la « faisant parler » (Arnauld d’Andilly, 1737, iij). Selon elle, l’objectif apologétique justifie cette duplicité. C’est une constante dans l’œuvre et le caractère d’Angélique de Saint-Jean qui semble toujours agir pour un but transcendant, justifiant ainsi divers moyens d’arriver à ses fins. La question de la parole, de l’écrit et du témoignage est fondamentale chez la moniale et sur son lit de mort, alors qu’elle est entrée en agonie, elle interprète sa difficulté à s’exprimer de cette façon : « Je ne sçais, disoit-elle, d’où vient cette impuissance : avoir tant de choses à dire, & ne pouvoir se faire entendre. Il faut se soumettre à Dieu, peut-être que j’ai trop parlé en ma vie, & qu’il m’en a coûté la liberté à l’heure de la mort pour en faire pénitence » (Arnauld d’Andilly, 1760, p. xxviij). Ces novissima verba synthétisent un enjeu majeur de son existence.
Dans sa Relation de captivité, on relève une citation où la moniale envisage l’éventualité qu’on puisse constituer a posteriori un récit de sa vie. Alors qu’elle est captive au couvent des Annonciades, la polémiste Madame de Rantzau se rend souvent auprès d’elle pour la convaincre de signer le Formulaire. Angélique de Saint-Jean se trouve alors dans une situation inversée qui rappelle les moments où elle recueillait clandestinement les propos de la mère Angélique : « Je me souviens que, dans ce commencement, Mme de Rantzau, qui ne cherchait que de me faire parler, prit occasion de quelque chose que je disais, – je ne sais plus quoi – de me dire agréablement : "Mais, ma Mère, je vous prie, contez-moi toute votre histoire !" […] Je lui répondis de même, pour m’en défaire : "Attendez, s’il-vous-plaît, ma Mère, qu’elle soit achevée, car nous voilà au plus bel endroit, et, quand on aura vu la fin, il sera temps d’en faire l’histoire" » (Arnauld d’Andilly, 2005, p. 72. C’est nous qui soulignons).
La moniale n’exclut pas de se trouver un jour dans la position de la mère Angélique : sujet d’un travail hagiographique. Elle développe aussi l’idée d’une destinée qui puisse faire sens. La vie quotidienne apparaît comme un matériau composite dont la mort seule peut révéler l’architecture secrète. Louis Marin (1997, p.395) a démontré, dans un article sur un écrit de la mère Angélique Arnauld, le rapport entre récit autobiographique et acte de fondation, fréquent dans les textes liés au monastère de Port-Royal : « l’écriture autobiographique, la Relation des événements de la vie de la Mère, depuis sa vraie naissance (l’histoire de sa conversion) jusqu’à l’imminence de sa mort n’a d’autre fonction que de convertir les événements en signes dont cette écriture de soi vise à agencer l’ordonnancement en en reconstituant le texte transcendant ». C’est la première étape pour que le récit puisse être le lieu d’une fondation : « Aussi peut-on risquer l’hypothèse que le corps institué [Port-Royal] est "fondé" par la biographie (les biographies, autobiographies, mémoires, histoires, portraits, etc.) comme mémoire, comme mémorial et comme monument du fondateur » (Marin, 1997, p.397-398.). Raconter, consigner, collecter, commenter, autant d’actes qui constituent pour Angélique de Saint-Jean une manière de forger la mémoire de Port-Royal et de poser les fondations d’un mythe.
Stratégies d’écriture
Collecte des sources : une sélection arbitraire ? L’affaire Geneviève de Saint-Augustin Le Tardif
Hélène Bouchard (2018, p.74), dans sa synthèse intitulée Pascal et la mystique qualifie sans ambages Angélique de Saint-Jean d’antimystique en rappelant qu’elle a détruit les lettres et certains écrits d’une ancienne abbesse de Port-Royal, Geneviève de Saint-Augustin Le Tardif :
Durant la période de la direction oratorienne (1633-1636), Mère Angélique rentra dans l’ombre. […] C’est la jeune religieuse Mère Geneviève de Saint-Augustin Le Tardif qui devient le centre du rayonnement spirituel de Port-Royal. Abbesse de 1630 à 1636, elle est consultée comme une femme inspirée de Dieu. "Cela lui fit du tort, écrit Angélique de Saint-Jean, car on écoutait toutes ses pensées comme des mouvements du Saint-Esprit, et on la consultait sur les desseins que l’on formait alors de l’Institut du Saint-Sacrement, comme si elle eût dû avoir révélation de tout ce qui s’y devait faire6."Cette deuxième Angélique, excessivement [sic] antimystique, le lui fera payer cher, puisqu’elle brûlera tous ses écrits, estimant "qu’on n’en pouvait faire aucun usage".
La dureté des propos d’Hélène Bouchard montre combien la figure d’Angélique de Saint-Jean a connu une réception contrastée, la postérité littéraire et artistique a largement contribué à former l’image d’une résistante inflexible et froide. On trouve dans la notice du Dictionnaire de Port-Royal (Lesaulnier & Mc Kenna, 2004, p.662) consacrée à la mère Le Tardif, les propos écrits à son sujet par Angélique de Saint-Jean dans le Nécrologe : « L’aveuglement de son corps fut suivi de celui de son esprit car Dieu permit qu’elle tombât dans des peines intérieures si violentes, qu’elle perdit toute la lumière et le discernement qu’elle avoit eu jusqu’alors sur l’état de son âme : ce qui la jettoit dans d’extrêmes perplexitez et dans un besoin continuel de conseil en toutes choses ». Ces propos sont cruels car la mère Le Tardif était effectivement devenue progressivement aveugle. Angélique de Saint-Jean livre une interprétation unilatérale de la fin de sa vie, sans considérer que l’épreuve puisse être un signe d’élection, ce qu’elle ne manque pas de souligner dès qu’elle est elle-même assaillie par le doute et l’angoisse spirituelle, notamment dans sa Relation de captivité. Angélique de Saint-Jean reproche entre autres à l’abbesse les opérations de son directeur Sébastien Zamet qui a contribué à soustraire Port-Royal de la juridiction des Cîteaux pour imprimer à l’abbaye une influence carmélitaine. Par ailleurs, Angélique de Saint-Jean, dont la position est affermie par des écrits de Pierre Nicole comme le Traité de l’Oraison ou encore les Essais, critique de manière récurrente les personnalités mystiques de l’abbaye. Dans son étude sur les Esthétiques de Port-Royal, Éva Martin (2018, p.345) considère l’injustice mémorielle qui a été faite à la mère Le Tardif et note que « la plupart des relations des moniales semblent rester volontairement silencieuses à son sujet ». Est-ce à cause d’une relecture postérieure des relations par Angélique de Saint-Jean ? Éva Martin explique la rancœur de la moniale à l’encontre de la mère Le Tardif par une peine d’enfance : ses tantes la mère Angélique et la mère Agnès séjournaient ailleurs alors que la mère Le Tardif était à la tête de Port-Royal, elle aurait alors été perçue par la jeune Angélique comme une usurpatrice (Martin, 2018, p.347)7. Ainsi, le projet mythographique d’Angélique de Saint-Jean met en avant certaines figures pour en éclipser presque complètement d’autres, ce qui constitue un montage stratégique. L’un des objectifs affichés de cette entreprise mémorielle était d’obtenir la canonisation de la mère Angélique : « C’était la mère Angélique la réformatrice au monastère. C’est pourquoi […] le peu de cas que les Mémoires d’Utrecht font de Geneviève Le Tardif semble être d’ordre punitif : "La seconde génération de Port-Royal […] lui fera payer cher ce moment d’éclat, et d’avoir osé, ne fût-ce qu’un instant, éclipser la grande réformatrice" » (Martin, 2018, p.347). Dans les Mémoires d’Utrecht justement, Angélique de Saint-Jean assume entièrement la destruction des écrits de la mère en 1672 et s’en explique en ces termes :
J’ai brûlé depuis peu plusieurs de ses lettres qu’elle adressait à M. Le Féron, qui était pour lors à Rome pour solliciter les Bulles de l’établissement de ce nouvel ordre [1627] ; dans lesquelles elle lui mandait des idées qui lui venaient chaque jour comme des preuves du dessein de Dieu, et cela d’une manière si pitoyable que j’ai cru qu’on n’en pouvait faire aucun usage, sinon celui qu’on infère assez de tout ce qui se verra dans la suite, qui est d’y apprendre qu’il faut laisser les personnes dans leur place, et que le silence et la retraite est celle d’une religieuse. (Angélique de Saint-Jean, Mémoires d’Utrecht, t. 1, p. 125 in Martin, 2018, p.348).
Cet argument condamnant la religieuse qui outrepasse son emploi en écrivant des lettres et en s’intéressant à la théologie est tout de même très étonnant sous la plume d’Angélique de Saint-Jean, ayant été elle-même fort sujette à ces pratiques au cours de son existence. Cet exemple révèle donc combien l’entreprise mythographique n’est pas exempte de distorsions et de manipulations diverses afin de créer un cheminement cohérent a posteriori centré sur la vie de la mère Angélique et sur la période des persécutions : ce travail est orienté dans le but de présenter une certaine image construite du monastère et d’œuvrer à la canonisation de la réformatrice.
Une traîtresse au temps des persécutions, l’affaire de la sœur de Sainte-Flavie Passart
Lors du mouvement d’opposition des religieuses captives contre la signature du Formulaire, le nom d’une sœur revient constamment comme meneuse des sœurs dites « signeuses » et ouvertement perçues comme des traîtresses : il s’agit de la sœur Catherine de Sainte-Flavie Passart8. Cette religieuse avait également un profil mystique et apportait notamment une grande attention à révérer les reliques des saints modernes. Selon plusieurs témoignages, ce serait également la sœur Sainte-Flavie Passart qui aurait intimé à la petite Marguerite Périer d’apposer la Sainte-Épine sur son œil, ce qui est à la source du miracle que l’on connait9. Angélique de Saint-Jean a contribué à créer un climat de méfiance généralisée à l’égard des sœurs signeuses et Sainte-Flavie Passart en particulier a fait l’objet d’une violente campagne écrite et orale de discrédit et d’ostracisme. Dans sa Relation de captivité, Angélique de Saint-Jean utilise l’onéirocritie comme une arme contre la sœur, elle y raconte ainsi l’un de ses songes :
Je croyais être à Port-Royal de Paris dans un lieu où il y avait une fenêtre qui regardait dans la galerie d'en bas, qui mène à la porte du couvent, et j'y voyais nos Sœurs de Paris marcher processionnellement, tenant toutes des branches de roses fleuries de roses incarnates les plus belles du monde, et ma Sœur Flavie qui marchait au milieu en rang de supérieure, qui portait entre les mains une maison d'argent que je prenais pour une châsse, et qui conduisait à la porte de la clôture […]. Or je dis que cette comparaison est juste, car il est vrai à la lettre que ma Sœur Flavie nous a toutes menées à la porte par ses intrigues et ses trahisons, et qu'elle s'est attribuée la qualité de supérieure pour dominer nos Sœurs, que, nous laissant la participation des souffrances de Jésus-Christ pour notre ornement et nos richesses, elle n'a eu l'ambition que de conserver une maison temporelle, où elle pût commander et qu'elle pût rendre éclatante et florissante d'une prospérité mondaine, comme M. l'Archevêque l'a dit souvent […]. (Arnauld d’Andilly, 2005, p.274-275).
Ici, le récit du songe et son interprétation fournissent une arme redoutable à la moniale, venant constituer une preuve irréfutable de la trahison de la sœur Sainte-Flavie Passart, puisque c’est le Saint-Esprit lui-même qui vient lui ôter son masque par l’inspiration du rêve. Comme les orateurs antiques qui faisaient parler les morts dans les procès grâce aux prosopopées, Angélique de Saint-Jean opère une sorte de Deus ex machina rhétorique qui transforme une certitude personnelle en argument d’autorité. C’est une autre stratégie d’écriture qui joue sur la confusion des réalités pour accuser la traîtresse sur la base de présomptions.
Débats théologiques et polémiques oratoires : une retranscription fidèle ?
Enfin, Angélique de Saint-Jean est très tôt reconnue pour sa maîtrise de l’éloquence. En tant que religieuse, elle peut difficilement faire des portraits à charge dans ses écrits, mais elle utilise toutes les ressources de l’ironie pour tourner l’opposant en ridicule. Elle relaie les paroles, les gestes et les anecdotes de chacun pour permettre aux caractères de parler d’eux-mêmes. L’ironie de la moniale se manifeste surtout dans le cadre des débats et des discussions. Christian Belin, dans un article entièrement consacré à la Relation de captivité d’Angélique de Saint-Jean, insiste sur ce ton particulier : « Le Je de l’écrivain n’est donc pas toujours un Je confessant la pureté ou l’orthodoxie, mais un Je qui observe, réfléchit et s’amuse.
L’ironie en effet, n’est pas absente d’un texte que l’on estimerait à tort voué à la déploration ou à la vindicte. Les remarques moqueuses fusent à l’encontre de l’archevêque ou de Madame de Rantzau, convertie du luthéranisme et interlocutrice attitrée d’Angélique. Argumentant à grand renfort de citations empruntées aux Pères ou aux Conciles, lors des conversations imposées par Mme de Rantzau, Angélique donne toute latitude à un génie de la controverse qui est tout autant chez elle une marque familiale qu’une tournure fréquente chez les amis de Port-Royal » (Belin, 2014, p.552).
De nombreuses piques fustigent l’ignorance manifeste de ses contradicteurs concernant les matières convoquées : elle raille à plusieurs reprises les erreurs de Madame de Rantzau sur des noms de personnes, « Moulina » au lieu de Molina ou encore « saint Anastase » au lieu de saint Athanase (Belin, 2014, p.53 et 79). L'humour apparaît souvent dans cette Relation de captivité, notamment quand la moniale apprend que les religieuses perçoivent pour elle une pension de la part du roi Louis XIV (Belin, 2014, p.147)10. Elle dépeint également des saynètes très drôles vécues au couvent des Annonciades, par exemple lorsqu'elle assiste à une « messe de chasseur » :
J'entendais toujours cette première messe à la chapelle, mais ma dévotion y diminua depuis qu'elles eurent, en la place d'un prêtre de Saint-Paul qui la disait fort bien, un chapelain qu'elles reprirent, qui la disait avec une précipitation épouvantable, et un garçon qui y répondait, qui prenait tâche de ne rien dire que les deux derniers mots de ce qu'il devait répondre, ce qui me donnait une distraction d'impatience, plus contre le prêtre qui le souffrait que contre ce pauvre garçon qui croyait, je m'assure, être fort habile d'avoir trouvé cette invention d'aller plus vite ; car je m'apercevais qu'il l'apprenait à d'autres petits garçons, qui se donnaient bien de la peine à imiter cette bredouillerie, à quoi ils ne pouvaient presque atteindre, quelque diligence qu'ils fissent. Je le dis un jour aux Mères, qui ne le pouvaient pas tant remarquer de leur chœur, mais elles en rirent et me dirent que ce prêtre venait de l'armée où il était aumônier de quelque personne de cour, et que cela l'avait accoutumé à expédier sa messe, que l'on appelait cela une messe de chasseur (Belin, 2014, p.108).
La moniale dépeint ici une scène grotesque sous les yeux du lecteur qui voit cette étrange assemblée s'animer. L'emploi de termes familiers comme « bredouillerie » n'est pas innocent et vient encore souligner le caractère absurde de la saynète, surtout dans un cadre sacré. Souvent l'ironie vire au pathétique lorsque l'absurdité du temps présent devient trop difficile à porter. À une mère qui lui demande de signer le Formulaire pour vérifier si effectivement elle s'en trouve plus mal dans son rapport à Dieu, elle répond : « Il est vrai que cette bonne Mère me faisait le défi un peu en riant. Je ne lui répondis autre chose, sinon qu'il était dangereux de s'enfoncer un poignard dans le sein pour voir si cela faisait mourir, et que je laissais ces expériences à d'autres » (Belin, 2014, p.173). Dans la Relation de captivité, d’autres exemples présentent au lecteur les talents d’Angélique de Saint-Jean, notamment dans le domaine de l’éloquence judiciaire, il est donc légitime de se demander quelle est la part de composition dans les récits qu’elle fait a posteriori de tous ces échanges. Opère-t-elle une sélection pour mettre en avant les morceaux de bravoure ? Ajoute-t-elle des éléments ? On peut remarquer que ses contradicteurs commettent souvent des erreurs grossières, ce qui invite à considérer ces transcriptions avec prudence. Il pourrait alors s’agir d’une autre forme de montage : jouer sur la lumière et la position du spectateur-lecteur pour grossir certains traits et en estomper d’autres afin de présenter au regard un tout autre tableau.
Pour conclure, il convient de questionner l’utilité des montages et de diverses stratégies d’écriture pour forger la mémoire de Port-Royal. Angélique de Saint-Jean perçoit les événements et les faits à l’aune d’une histoire qui s’articule sur un autre temps, le temps sacré du Salut. Elle s’ancre donc dans une perspective très nettement eschatologique. Cela apparaît dans son affirmation déjà citée en début d’article : « Attendez, s’il-vous-plaît, ma Mère, qu’elle soit achevée, car nous voilà au plus bel endroit, et, quand on aura vu la fin, il sera temps d’en faire l’histoire » (Belin, 2014, p.42). Ce « plus bel endroit », c’est le temps des persécutions et il est possible d’imaginer qu’Angélique de Saint-Jean, dans son caractère inflexible aspire au martyr. Cette mort sacrificielle viendrait en effet recomposer toute l’histoire de sa vie et opérer la métamorphose tant espérée de la religieuse en sainte. Mais à défaut, l’anamorphose mémorielle est rendue possible par le travail de composition littéraire. C’est l’occasion de rappeler l’étymologie du terme « martyr », du grec « marturein » signifiant « témoigner ».
Bibliographie
- Arnauld d’Andilly, Angélique de Saint-Jean (2005). Aux Portes des ténèbres. Relation de captivité. Paris : La Table ronde.
- --- (1737). Relations sur la vie de la révérende Mère Angélique de Sainte Magdelaine Arnauld ou Recueil de la mère Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly sur la vie de sa tante la mère Marie-Angélique de Sainte-Magdelaine Arnauld et sur la réforme des abbayes de Port-Royal, Maubuisson et autres, faite par cette sainte abbesses.l., s.n.
- --- (1760). Abrégé de la vie d’Angélique de Saint-Jean. In : Conférences de la mère Angélique de Saint-Jean, abbesse, sur les constitutions du monastère de Port-Royal du Saint-Sacrement, s.l., s.n., vol. 1.
- Bouchard, H. (2018). Pascal et la mystique. Paris : L’Harmattan.
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Notes
1 Dans un article du second tome de son étude Port-Royal et la littérature intitulé « L’anamorphose des grands hommes », Philippe Sellier (2012, p.324) rappelle que « le milieu du XVIIe siècle a connu en France une véritable vogue de l’anamorphose. Les signes en sont extrêmement nombreux. Les jeux anamorphotiques s’étaient développés en même temps que les recherches sur la perspective ». Philippe Sellier considère cette technique picturale comme une métaphore intéressante pour qualifier les portraits des hommes dans certains extraits des Maximes de La Rochefoucauld.
2 Le 1er février 1661, l’assemblée du clergé rend obligatoire la signature d’un formulaire pour tous les ecclésiastiques, les régents, les maîtres d’école, les religieux et les religieuses. Ce formulaire reconnait le caractère hérétique des Cinq propositions attribuées à Jansénius par la bulle papale Cum occasione (Innocent X) du 31 mai 1653. Angélique de Saint-Jean, ainsi que d’autres religieuses de Port-Royal, refusent de signer ce formulaire.
3 Cité par Perez (2004, p.43).
4 Le 26 août 1664, les religieuses qui refusent de signer le Formulaire, dont Angélique de Saint-Jean, sont arrêtées par l’Archevêque de Paris Hardouin de Péréfixe accompagné d’archers. Elles sont exilées et retenues captives dans différents monastères. Angélique est détenue au couvent des Annonciades de Bologne jusqu’au 3 juillet 1665.
5 Arnauld d’Andilly, 2005, p. 63-64 : « J’avais presque réduit toutes mes prières à celle d’Esther, que j’écrivis dans ma douleur derrière notre diurnal, et que je répétais sans cesse ». En captivité, la religieuse consigne des prières consolatoires.
6 Mémoires d’Utrecht, 1742, t. 2, p. 316.
7 « Entre neuf et douze ans, Angélique de Saint-Jean fut donc forcée d’accepter le gouvernement d’une étrangère qui avait pris la place de sa tante révérée dans la maison. Comme le remarque Ellen Weaver, le retour, en 1636, d’Agnès et d’Angélique à Port-Royal et le départ de Geneviève Le Tardif durent sûrement être des événements longuement et impatiemment attendus par Angélique de Saint-Jean ».
8 Catherine de Sainte-Flavie Passart (1609-1670) est accusée entre autres d’avoir permis la constitution d’une liste des religieuses contre la signature du Formulaire. Cette liste aurait été utilisée lors de leur arrestation le 26 août 1664. Jean Orcibal publie un ouvrage consacré au conflit qui oppose Catherine de Sainte-Flavie Passart et Angélique de Saint-Jean : Port-Royal entre le miracle et l’obéissance : Flavie Passart et Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, Paris, Desclée de Brouwer, 1957.
9 Voir le dossier « Information sur la sainte épine », publié par Jean Mesnard dans son édition des Œuvres complètes de Blaise Pascal, Paris, Desclée de Brouwer, t. III, 1991, p. 891-940.
10 « […] j’avais cru leur être tout à fait à charge. Elle me répondit fort civilement qu’elles n’avaient jamais pensé en aucune sorte à rien recevoir pour moi et que je ne leur avais point été à charge, que tout au plus j’avais pris la place d’une de leurs sœurs qui avait été enterrée la veille que j’entrai chez elles, mais qu’elles avaient été surprises quand on leur avait porté deux cent livres au mois de février de la part de M. l’Archevêque, qui leur fit dire que le roi leur envoyait cela pour ma pension : j’appris ainsi que j’étais pensionnaire du roi ! » C’est nous qui soulignons.
* Biographie
Agrégée de lettres modernes en 2017, et doctorante-contractuelle chargée de cours en littérature française depuis septembre 2018 à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, Sabria Chebli prépare une thèse sous la direction de Christian Belin (IRCL) interrogeant la construction d’une poétique sacrificielle dans les écrits d’Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, moniale de Port-Royal au XVIIe siècle.