Étude de la taille de claveaux d’arcs bâtis au XIe siècle dans l’ancien archidiocèse de Sens : proposition de protocoles archéométriques et traitements statistiques
Anne-Laure Morel*
Une dichotomie existe dans le domaine de la restauration du bâti médiéval notamment entre l'emploi préconisé d’outils traditionnels1 et l’emploi concomitant de procédés contemporains de tracés préalables à la taille des pierres. Ce constat met en exergue un manque de connaissances relatives aux méthodes de stéréotomie pratiquées par les tailleurs de pierre du Moyen Âge. Une documentation traitant de pratiques constructives étant rare à cette époque, l’analyse du bâti existant reste la seule source accessible pour retrouver ces techniques stéréotomiques. En ce sens, cette étude examine des arcs en plein cintre bâtis au XIe siècle dans l’ancien archidiocèse de Sens, dans le contexte constructif du « premier âge roman ».
Ce type d’arc a été choisi comme structure de facture relativement simple pour y rechercher une pratique stéréotomique élémentaire. Pour reconstituer le mode opératoire originel de la taille des claveaux, une méthode d’investigation archéométrique analysant leur forme a été spécifiquement conçue par l’introduction de nouvelles variables (Charte ICOMOS, art. 3.12). À partir de relevés sur calque, la morphologie d’un claveau extradossé à intrados droit a été mise à jour. Il s’agit dès lors d’en examiner sa généralisation et d’en dégager une typologie précise afin d’appréhender les méthodes de tracé et de taille utilisées pour sa production. La méthodologie doit cependant prendre en considération les aléas subis par les artefacts tout en admettant une certaine tolérance vis-à-vis des données obtenues par retranscription manuelle afin que leurs analyses permettent d’obtenir des informations recevables. En ce sens, le traitement de ces données par statistiques multidimensionnelles est apparu cohérent pour obtenir des résultats admissibles malgré l’altération des artefacts étudiés. L’étude en cours pourra fournir des informations précises sur la typologie et la méthode de taille des claveaux.
1. Taille de pierre au Moyen Âge : inventaire des sources
Le terme de stéréotomie ainsi que sa pratique ont évolué au cours du temps. Pour appréhender ce processus, une recherche de documentation technique a été effectuée malgré la rareté des sources.
1.1 Taille de pierre contemporaine
De nos jours, la pratique de la taille de pierre est essentiellement appliquée à la restauration des monuments historiques. Les tailleurs de pierre spécialisés œuvrent à la sauvegarde de l’intégrité des bâtiments. Leur rôle est de remplacer des éléments de structures dégradés, de retrouver le dessin initial des gabarits, de tailler les pièces conformément à l’authentique mise en œuvre. En accord avec architectes, archéologues et historiens qui ont consulté les archives et posé des diagnostics, ces spécialistes restaurent harmonieusement le bâti demeuré dans son état initial ou dans un état « modifié à son avantage par l’histoire » (Charte ICOMOS, art. 3.11). En ce sens, la compréhension de la conception originelle des structures, de leur comportement, ainsi que l’identification des méthodes de construction et des matériaux employés, sont essentielles (Charte ICOMOS, art. 2.3) pour que chaque intervention respecte « les techniques et la valeur historique des états précédents de la structure » (Charte ICOMOS, art. 3.12). Le Conseil international des monuments préconisant l’usage de procédés traditionnels dans le respect des valeurs patrimoniales (Charte ICOMOS, art. 3.7), les tailleurs de pierre intervenant dans le bâti médiéval délaissent l’outillage moderne pour tailler la pierre à l’aide d’outils traditionnels. Toutefois, si l’usage d’outils anciens est adopté, les techniques de tracé préparatoire utilisées pour la taille des pierres procèdent de conventions contemporaines.
1.2 La stéréotomie
La « stéréotomie » désigne l’ensemble du processus de la taille des pierres destiné à la construction d’un bâtiment : dessin d’épure tracé sur une aire plane à l’échelle 1 pour obtenir les gabarits exacts des pièces à tailler (Noël, 1994), report de gabarits tracés sur la pierre, taille de l’élément. Ce nom savant d’origine grecque signifiant « coupe des solides », n’apparaît qu’à la fin du XVIIe siècle (Aviler, 1691, p.829). Avant cela, la pratique stéréotomique était nommée « coupe des pierres », « trait » ou « art du trait », ces deux dernières désignations étant communément employées au Moyen Âge (Carnet de Villard de Honnecourt, planche 2 ; Aviler, 1691, p.236). Entre les XVIe et XVIIIe siècles2, des tracés techniques libres de conventions fixes, sont exposés dans des traités de coupe des pierres dont la publication devient chronologiquement exponentielle. Vers 1795, Gaspard Monge théorise les fondements de la géométrie descriptive inspirée des méthodes de taille de pierre et de stéréotomie de l’époque moderne. En regroupant certains principes géométriques fondamentaux, le mathématicien fixe des conventions graphiques de représentation de formes géométriques dans un espace à trois dimensions. La stéréotomie était alors un procédé à part entière, inspiratrice première de la méthode de Monge, elle ne sera plus dissociée de la géométrie descriptive dont elle devient, dès lors, une simple applicatio (Sakarovitch, 1998). D’ailleurs, au XIXe siècle, Viollet-le-Duc, définit l’art du trait médiéval comme étant « une opération de géométrie descriptive » (Viollet-Le-Duc, 1858-1868). Or, cette définition est anachronique : si la pratique lointaine du trait médiéval est alors très peu connue, l’auteur la confond à la jeune géométrie descriptive dont les procédés sont de conception récente. En associant ces deux pratiques distinctes, l’architecte-restaurateur contribua peut-être ainsi à provoquer une rupture éloignant savoir-faire médiéval et procédé contemporain. Dès lors, la distanciation temporelle et technique entre la pratique de la stéréotomie contemporaine (géométrie descriptive) devenue routinière et un savoir-faire multiséculaire inusité (art du trait), entretiendrait, de ce fait, une certaine méconnaissance de l’authentique gestuelle médiévale.
La pratique du trait médiéval n’étant pas observable de nos jours, une consultation des sources a donc été nécessaire pour trouver des indications relatives aux méthodes utilisées par les anciens bâtisseurs. Par cette étude, il s’agit ainsi de chercher à comprendre depuis quand, comment, et pour quel type de structure, la pratique d’un tracé préparatoire aurait été nécessaire au Moyen Âge pour tailler la pierre.
1.3 Sources médiévales relatives à l’art du trait
Si le Moyen Âge possède un mode de diffusion relativement élaboré des écrits3, les supports sont chers et les documents manuscrits, adressés à de rares lettrés, sont peu accessibles. La quantité et la qualité des sources pâtissent également des aléas de leur conservation, ainsi, le nombre de documents inventoriés ne saurait être représentatif du nombre de documents produits. De fait, nous sommes dépendants de ces conjonctures pour obtenir des informations sur les techniques constructives du Moyen Âge. Après enquête, il semble qu’à cette époque il n’existerait pas de discours sur l’art du trait, ni d’enseignement de sa pratique à l’instar des démonstrations exposées dans les traités modernes4. Ne signifiant pas que la technique n’était pas élaborée, cette lacune trouverait une explication dans les statuts corporatifs des tailleurs de pierre qui indiquent explicitement que le savoir lié au métier ne doit pas être divulgué hors corporation5. Ainsi, au-delà de soucis d’économie ou de conservation des documents, les bâtisseurs se seraient appliqués à ne pas laisser de témoignages exposant leur pratique du trait : le savoir-faire n’est alors transmis qu’au sein de leur corporation.
Des informations techniques sont ainsi à trouver auprès de sources moins directes pour obtenir, par recoupements et déductions, des renseignements sur la pratique de la taille de pierre. De rares épures gravées dans quelques édifices (Sakarovitch, 1998) représentent des documents d’intérêt mais qui ne correspondent pas exactement au bâti. Leurs dimensions ne sont pas toujours à taille réelle et leurs dates d’exécution ne couvrent qu’un pan restreint de l’histoire de la construction. D’autres sources « plastiques », produites du XIIIe au XVe, se composent de rares exemplaires de maquettes et de dessins d’architecture sur divers supports. Ces sources éparses restent délicates à interroger et en extraire des connaissances stéréotomiques procède de déductions particulièrement distantes de l’objet, ce qui en ferait un exercice d’interprétation périlleux et peu fiable.
S’éloignant du savoir technique, quelques sources administratives (contrats, livres de comptes, etc.) fournissent surtout des indications ethnosociologiques : couplées à la représentation de chantiers visibles sur certains supports, ces sources sont instructives quant à l’organisation des chantiers mais très peu en ce qui concerne la technique du trait6.
Concernant le savoir mathématique des bâtisseurs, si les grands principes euclidiens sont connus au Moyen Âge, le lien entre pratique des mathématiques et pratiques constructives n’est pas matérialisé. Cependant, au milieu du XIIIe siècle, avec son exceptionnel carnet, Villard de Honnecourt, laisse un ouvrage « de conseils pour la maçonnerie et le trait, comme l’enseigne l’art de la géométrie » (Carnet de Villard de Honnecourt, planche 2) y consignant, entre autres dessins, des procédés constructifs annotés. Si le carnet n’est pas un manuel de stéréotomie, certains croquis difficiles d’interprétations, ont toutefois révélé, par démonstrations empiriques, qu’une pratique du trait élaborée existait (Lalbat, Margueritte, Martin, 1987 et 1989), laissant à penser que l’on connaissait alors des techniques stéréotomiques savantes telles que celles qui ne seront divulguées qu’à l’époque moderne. En 1486, dans son Livret sur la rectitude des pinacles, Mathias Roriczer, rompt avec le principe corporatiste de préservation du savoir professionnel et fournit des consignes pour tracer, les proportions géométriques qui permettent l’élévation d’un pinacle. Ainsi, des sources médiévales de diverses origines, peuvent fournir, par recoupement et synthèse, une approche relative des principes de coupe des pierres sans toutefois nous renseigner explicitement sur une pratique empirique du Trait. Ces lacunes textuelles dans la transmission technique au Moyen Âge pourraient expliquer en partie les raisons pour lesquelles les tailleurs de pierre contemporains, démunis de données pragmatiques sur le bâti médiéval, basent leur pratique sur une technique de coupe des pierres essentiellement fondée sur la géométrie descriptive.
En l’absence de documentation éloquente, le savoir-faire constructif du Moyen Âge n’existe plus que dans ce qui découle du savoir perdu : le bâti existant. Vestigiale ou en usage, la construction médiévale comporte dans ses structures l’empreinte des gestes des bâtisseurs, restant ainsi la seule source tangible de connaissances, l’unique support de lecture de la pratique du trait. Par ce qu’il serait dommageable que le manque de documentation ne laisse disparaître tout un pan de savoirs constructifs, l’archéologie du bâti questionne les structures anciennes afin de nourrir la compréhension des techniques disparues. En ce sens, cette étude examine des claveaux d’arcs avec une méthodologie adaptée à ce type de source matérielle pour approcher la pratique du trait des anciens bâtisseurs.
2. Les relevés
Cette recherche analyse la pratique du trait au XIe siècle dans un contexte constructif renforcé par une extension des techniques de taille de pierre en moyen appareil qui sont à l’origine de l’architecture romane (Vergnolle 2000 ; Prigent 2013 ; Coulangeon 2014). Le programme architectural tendant alors à développer une production standardisée de la pierre de taille, l’intérêt de cette étude repose sur le questionnement de l’état de la pratique dans cette période constructive en évolution.
Comme les arcs observés ont subi des aléas liés à des dégradations contextuelles7, la méthode d’investigation doit être adaptée pour accéder à des données fiables.
2.1 L’arc en plein cintre
La construction de l’arc représente une avancée technologique dans l’histoire du bâti. Classiquement, il est composé d’un nombre impair de claveaux régulièrement découpés suivant des techniques de division connues. La coupe biaise des claveaux permet de les combiner en portion de cercle : cette forme relativement complexe, semble nécessiter un tracé préalable à la taille. Cependant, au XIe siècle, l’arc en plein cintre se généralise sans présenter encore un réel caractère de standardisation. Partant du relevé graphique du contour des claveaux, les investigations proposent d’en dresser une typologie pour identifier un degré de sophistication technique. In fine, il s’agit de comprendre si le procédé de taille de ces claveaux serait acquis par le biais d’un savoir-faire déjà expérimenté et maintenu par transmission ; ou, a contrario, si le procédé est novateur, apparu spontanément, par contamination extérieure ou par nécessité née localement, pour répondre aux besoins constructifs de cette période.
2.2 Les relevés archéométriques
Relever le contour de la face de chaque claveau et des joints fournit des informations essentielles à l’observation de leur facture. Les arcs sélectionnés doivent être bien conservés, peu restaurés et accessibles pour opérer un relevé de qualité. À partir de diverses sources (répertoires stylistiques régionaux, monographies, compte rendus archéologiques, etc.), et visites de sondage, 32 édifices situés dans les 9 départements de l’ancien archidiocèse de Sens ont été choisis (fig.1). 2190 claveaux de 84 arcs ont été traités.
Opérer un relevé in situ permet un contact visuel et tactile avec la pierre, et fournit un support de travail à taille réelle.L’accès aux claveaux se fait avec une échelle régulièrement déplacée suivant une déambulation induite par le protocole de relevé. Par mesure de sécurité et pour obtenir une stabilité qui maintienne une posture garantissant la qualité du résultat, les relevés ne sont pas effectués au-delà de 4,5 m de haut (fig. 2).
L’artefact est recouvert d’une feuille de papier calque suffisamment transparente, nommée et numérotée, plaquée et stabilisée par une main. Le tracé du contour est reproduit à l’aide d’un feutre fin qui suit précisément les 4 arêtes de la face du claveau (fig. 3 et fig. 6). À l’abri de l’humidité, le papier calque se conserve longtemps et se déforme peu. Devenu source d’information, il reproduit le contour le plus précis possible du claveau et fournit un document individuel aisément manipulable.
Le contour du claveau est essentiel à la connaissance du trait, cependant, représenté en deux dimensions, il ne comporte pas toutes les informations qu’un claveau peut livrer. En ce sens, un recours à d’autres types de relevés le complète. La photographie ne fournit pas de mesures directes mais, accessible au traitement informatique, elle permet de restituer l’aspect qualitatif de chaque élément. Par ailleurs, pour étudier le volume des claveaux, la longueur des douelles d’intrados a été mesurée au mètre ruban et consignée in situ dans un cahier. Enfin, un frottis réalisé avec du papier carbone frotté sur du papier de soie révèle le relief de la surface des claveaux (fig. 4). Stabilisé avec un fixatif, ce document permet de dresser une typologie des traces de taille laissées par l’outil pour déterminer le degré de maîtrise de manipulation. L’association de ces relevés fournit un ensemble d’informations suffisamment conséquent pour entreprendre une analyse de la morphologie des claveaux.
Selon la nature de la pierre mais aussi en fonction d’éventuelles détériorations, toutes les surfaces des claveaux ne sont pas uniformes et planes. Le claveau a parfois été cassé, badigeonné ou gratté, parfois corrodé par un mécanisme d’altération qui n’est ni régulier, ni homogène. Cela influe sur la qualité du relevé quel que soit le soin apporté au protocole et aux outils de relevé. Ainsi, un écart subsiste entre ce que nous reproduisons : le contour actuel de l’artefact ancien, et ce que nous voulons reproduire : le contour de l’artefact primaire. En conséquence, le relevé obtenu ne saurait représenter ni le contour de l’objet initial, ni même une copie exacte de l’objet actuel. Aussi, en considération de possibles imperfections, la méthodologie se doit d’accepter une légère marge d’erreur et opter pour une certaine tolérance vis-à-vis des relevés admis, tels quels, pour l’exploitation des données qu’ils fournissent.
2.3 Classement des données
Il s’agit de restituer l’information à partir des relevés afin d’établir une base de données exploitable, cohérente et représentative. Deux principes de reports des relevés sont nécessaires : les mesures brutes sont directement classées dans des tableaux, tandis que les données graphiques nécessitent une conversion.
2.3.1 Méthodes de reports
Le report des données brutes concerne les mesures des structures arquées et celles de la longueur de l’intrados des claveaux. Ce report direct consiste à recopier simplement les données métriques dans un tableau de classement dédié. Cette opération ne modifie pas la mesure qui reste celle relevée à même la structure.
Les reports indirects concernent le relevé des claveaux ainsi que le relevé des traces d’outils. Le relevé étant un dessin reproduisant le contour du claveau, il fournit des informations graphiques relatives à sa silhouette et ses dimensions. Pour exploiter le relevé, une description introduirait un facteur qualitatif hétérogène au traitement de l’ensemble des données. Une conversion du tracé du profil sous forme de mesures est alors opérée. Les informations, passant du dessin à sa représentation chiffrée, changent alors de langage pour représenter un même objet. Le report sous forme de chiffre est essentiel car, en uniformisant les informations que tous les relevés fournissent, il produit des données quantitatives concrètes.
2.3.2 Traitement du relevé
9 mesures du contour ont été déterminées. 7 concernent le claveau, 2 concernent les joints : largeur supérieure et inférieure, hauteur gauche et droite, hauteur centrale, flèche d’extrados et d’intrados, largeur supérieure et inférieure du joint de mortier situé à droite du claveau. Les mesures sont répertoriées par arc dans un tableau dans lequel une désignation numérique identifie respectivement chaque site, structure, arc, et claveau (fig. 5).
La légende indique également des particularités observées sur certains claveaux : tracé droit, chevrons, glyptographe. Le tracé droit est un trait gravé que l’on retrouve parfois sur la face des claveaux (fig. 4) (Büttner & Morel, 2019), il fait partie des variables observées.
Le relevé des mesures est effectué à la règle à même la reproduction à l’échelle 1 qui est la référence que le tailleur de pierre a utilisée pour effectuer le tracé initial du claveau. La valeur millimétrique est ainsi choisie pour sa précision significative, notamment pour les mesures de flèches. Le principe du repère orthogonal sert de référence au relevé des mesures. En l’adaptant à la forme du claveau, l’axe vertical correspond au centre du claveau (axe des ordonnées) et deux axes horizontaux (axes des abscisses) sont répartis en haut et en bas du profil (fig. 6). Ce découpage géométrique s’avère efficace notamment pour relever les flèches d’extrados et d’intrados. Les mesures sont relevées entre deux points d’écartement maximal, en largueur et en hauteur, et déterminent des lignes finies et quantifiables. Un accès à toutes les lignes du relevé, spécifiquement aux quatre angles du contour, est nécessaire pour retrouver les mesures de la face du claveau.
2.3.3 Cas particuliers
Théoriquement, le relevé reproduit les lignes de contour du claveau initial. En pratique, il relève aussi d’éventuelles irrégularités qui peuvent exister sur les claveaux. Retrouver une mesure peut alors s’avérer complexe. Dans ce cas la méthode s’en tient aux informations fournies par le relevé et ne mesure que ce qui est reproduit. Ainsi, une donnée défectueuse est classée comme manquante, ce qui provoque une perte de données. Cependant certaines mesures peuvent être exceptionnellement reconstituées. Celles-ci constituent des données hypothétiques qui nécessitent une expertise par une approche plus réfléchie que celle de la prise de mesure simple. Cette mesure n’est admise que si la donnée reconstituée fournit une valeur des plus probables. Par ailleurs, aucune extrapolation n’est envisagée pour imaginer un état dans lequel l’objet relevé « aurait pu être » s’il n’avait pas été altéré : cela produirait des données trop aléatoires. Avec vigilance, ces paramètres empiriques produisant des « données reconstituées » sont inclus dans l’ensemble du traitement. D’autres paramètres auraient pu être proposés : un relevé de mesure laissé à une évaluation plus intuitive et plus aléatoire ; un renvoi aux mesures d’un claveau-modèle ; le calcul d’une mesure moyenne en guise de mesure vraie. La méthode adoptée est apparue la plus vraisemblable pour restituer possiblement une mesure manquante.
2.3.4 Les traces d’outils
Les relevés des traces d’outils sont relativement peu nombreux. En effet, la surface de la pierre est parfois trop humide, trop granuleuse ou trop lisse, couverte de lichens ou lessivée, ce qui ne favorise pas ce procédé. Cependant, à partir des frottis obtenus, certaines données sont observées et classées dans des tableaux dédiés : écartement des coups portés ; sens de la taille ; régularité de la frappe ; mesures des largeurs et longueurs de lames pour déterminer le type d’outil. Ces relevés permettent d’observer la finesse et la régularité de la taille de finition.
Une fois répertoriées, ces informations sont associées à l’ensemble des autres données intrinsèques et extrinsèques relatives aux claveaux : zone géographique, statut de l’édifice, type de structure, positionnement dans l’arc, présence d’un tracé droit, type de pierre, etc., pour faire l’objet d’analyses statistiques.
3. Traitements statistiques
Plus de 20 000 mesures répertoriées fournissent un premier niveau d’information. À ce stade, ces données ne procurent pas une vision intégrale du corpus et les qualités morphologiques des claveaux restent individuellement isolées sous forme de valeurs métriques. Dès lors, pour synthétiser l’ensemble des nombreuses informations, les méthodes analytiques adaptées aux grands jeux de données que proposent les statistiques multidimensionnelles sont devenues incontournables.
3.1 Traitement des données quantitatives
Deux caractéristiques morphologiques des claveaux, ainsi que des joints, sont observables principalement : l’angularité, et la forme générale. Pour évaluer ces deux critères, certaines des mesures sont associées et converties en indices de proportions par calcul simple. Ces ratios et les mesures de flèches, deviennent des variables quantitatives adaptées à un traitement statistique.
3.1.1 Indices de proportions
Par définition, le claveau est « en forme de coin » (Pérouse de Montclos, 2011, p.320). Plus large sur la partie supérieure que sur la partie inférieure, une certaine inclinaison des panneaux de lit est aménagée entre la base et le sommet lors de la taille pour que chacun s’imbrique dans la composition de l’arc. Cet agencement détermine l’aspect des angles du claveau qui produit une forme trapézoïdale plus ou moins marquée. Le rapport proportionnel entre les deux largeurs est alors obtenu par la division de l’une par l’autre. En conséquence, un indice de proportion égal à 1 correspond à un claveau parallélépipédique à angles droits ; au-delà de l’indice 1, l’angularité devient marquée. Pour déterminer une morphologie plus globale, distincte de l’angularité, le rapport proportionnel entre la hauteur de l’axe et la moyenne des largeurs supérieure et inférieure du claveau doit être calculé. Ici, l’exploitation d’une largeur au détriment de l’autre n’est pas apparue représentative et le calcul de la moyenne des deux largeurs a été admis. En conséquence, un indice de proportion égal à 1 correspond à un cube ; au-delà de l’indice 1, le claveau devient plus haut que large. De fait, si ces deux ratios s’expriment par une donnée chiffrée, ils ne fournissent plus d’information directe sur les mesures et la dimension réelle des objets (fig. 7).
Également appliqués aux joints de l’arc, ces indices, nécessitent l’association de différentes séries de mesures pour être calculés ; ainsi, les données manquantes de chaque série diminuent le nombre d’indices obtenus. Cependant, la perte de données n’altère pas la fiabilité des résultats qui restent nombreux et représentatifs. Une conversion rationnelle des mesures par le calcul d’indices de proportions fournit ainsi un principe de représentativité cohérent de la forme des objets étudiés.
3.1.2 Traitements graphiques
En statistique descriptive, une représentation graphique uni-variée résume, en nombre et caractère formel, la répartition d’une variable (mesure ou indice de proportion). En regroupant les données chiffrées par valeurs identiques ordonnées sous forme de distribution, l’étendue et le(s) mode(s) obtenus démontrent si un phénomène de standardisation est observable. Ici, si une angularité moyenne des claveaux peut être identifiée (fig. 8) on note, a contrario, une très large variété de formes (fig.9).
En complément, un nuage de points bi-varié, permet de visualiser la répartition de l’ensemble des individus suivant l’association de leurs deux variables morphologiques : indice d’angularité (x) et indice de forme générale (y). La répartition démontre que nous ne sommes pas en présence d’une distribution normale : l’ensemble des objets massés sans groupe typologique nettement identifiable, démontre une absence de standardisation (fig. 10).
3.1.3 L’ACP
L’Analyse en Composantes Principales (ACP) est une méthode d’analyse multivariée. Pour effectuer cette analyse, l’ensemble des données intrinsèques et extrinsèques relatives aux claveaux est classé dans un grand tableau-source afin d’effectuer des séries de calculs informatisés. À partir de ce classement, l’ACP vérifie, décrit, hiérarchise et détermine l’existence d’une corrélation entre l’ensemble des claveaux et l’ensemble des variables spécifiquement quantitatives qui les caractérisent. Par représentation géométrique, cette analyse multidimensionnelle explore ainsi le grand jeu de variables chiffrées permettant d’établir une typologie de l’ensemble des objets.
3.2 Traitement des données qualitatives
Si les profils relevés restituent des données métriques précises, ils sont surtout représentatifs d’un vestige et représentent, d’autant moins, le claveau initial qui est l’objet idéalement recherché par l’investigation. Cependant, quelle que soit la détérioration subie par l’objet originel, de par sa matière et sa posture compressée dans l’arc depuis des siècles, la forme qui lui a été octroyée initialement ne change pas. Ses caractéristiques morphologiques originelles (hauteur, largeur, volume) peuvent ainsi être observées et décrites de manière satisfaisante tout en lissant les valeurs chiffrées obtenues par les relevés. Il s’agit alors d’opérer une conversion des variables quantitatives en variables qualitatives : les variables numériques sont regroupées par classes désignées, désormais, par des termes descriptifs simples en remplacement des valeurs chiffrées. L’intérêt de cette conversion est de pouvoir gommer les petites erreurs chiffrées. Cette conversion fournit alors des descriptions physiques catégorisées, en adéquation avec les caractères morphologiques qui étaient déjà implicitement fournies par les chiffres. Cette mise en classe peut être effectuée par découpage naturel basé sur l’observation des objets, ou par découpage régulier basé sur des calculs, pourvu qu’elle regroupe les variables suivant 5 à 7 classes pour être représentative et cohérente. Plusieurs méthodes de classement sont ainsi testées et comparées.
À partir de ces conversions, à l’instar de l’ACP, l’Analyse des Correspondances Multiples (ACM) est la méthode qui étudie les corrélations existantes entre les claveaux et leurs nombreuses variables spécifiquement qualitatives. Ce procédé synthétise l’ensemble des informations fournies par les relevés, gommant ainsi les données chiffrées au profit d’une description réaliste de l’objet tel qu’il est, tout en approchant ce qu’il a été.
Conclusion
Les méthodes de relevés archéométriques proposées cherchent à accéder à une connaissance des pratiques de tracé préparatoire et de taille des claveaux d’arcs, structures alors en pleine expansion dans une période constructive charnière. Cependant, les artefacts qui ont subi des aléas, ne sont pas encore standardisés et, si les relevés effectués in situfournissent des données très précises, ils ne restituent que le vestige nécessairement imparfait du claveau idéalement recherché. L’exploitation des données par le biais des statistiques multidimensionnelles offre une solution cohérente pour obtenir des résultats admissibles malgré l’altération des sources, notamment par la conversion des données quantitatives en données qualitatives : l’aspect descriptif permet d’obtenir une marge de tolérance acceptable quant à la précision des informations relevées à partir des objets.
À ce stade de la recherche, l’étude a permis de confirmer la généralisation d’une forme extradossée d’un claveau légèrement trapézoïdal à intrados plat, observée dans une vaste zone géographique cadrée. Dès lors, dans sa progression, cette étude interroge les caractéristiques de ces claveaux particuliers qui ne sont pas ceux, à intrados courbe, que l’on connait à partir du XIIe siècle. De largeur, et même de hauteur, variable pour un même arc, ce claveau présente donc une forme récurrente sans que son volume soit standardisé. Il semblerait dès lors qu’un tracé au cas par cas soit appliqué sur chaque pierre avant taille tandis que le tracé général de l’arc pourrait être effectué au sol ou suivant le cintre de soutènement. Nous pouvons ainsi avancer que tout au long du XIe siècle il y aurait eu une technique de tracé préparatoire et de taille des claveaux spécifique à la période, n’utilisant pas de gabarit et produisant des éléments irréguliers mais qui construit, toutefois, des arcs équilibrés et solides. In fine, la méthodologie ainsi que les résultats obtenus pourront servir de référence afin de réaliser une mise en comparaison de la facture des claveaux du XIe siècle avec ceux des époques précédente et postérieure. Ceci permettrait de dresser des typologies de claveaux et de mieux comprendre l’impact de leur modification tant au niveau structurel qu’en ce qui concerne l’organisation de la taille sur les chantiers.
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- Viollet-Le-Duc, E. (1858-1868). Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècles, 9 tomes. Paris : Bance - Morel éd.
Notes
1 Apport novateur de mesures (dont calcul de flèches) à la métrologie classique : voir Prigent D., « Techniques de construction et de mise en œuvre de la pierre du IXe au XIe siècle, nouvelles approches », in Cluny. Les moines et la société au premier âge féodal. Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 442-446.
2 Depuis Ph. De L'Orme, Premier tome de l'architecture, Paris, Frédéric Morel éd.,1567.
3 En milieu urbain et monastique, le clergé conserve et produit les écrits qu’il peut aussi enseigner.
4 Depuis Ph. De L’Orme au XVIe siècle, en passant notamment par M. Jousse (XVIIe), G. Desargues (XVIIe) et A.-F. Frézier (XVIIIe), jusqu’au début du XXe siècle.
5 De Lespinasse R. et Bonnardot F., « XIIIe siècle, le livre des métiers d’Etienne Boileau », dans Histoire générale de Paris, Les métiers et corporations de la ville de Paris, Paris, Imprimerie Nationale, 1879, p. 89. ; voir le manuscrit Cooke, British Library, ms 23198, vers 1410 ; le Poème Régius, British Library, Royal MS 17 A I, 1ère moitié du XVe s. ; les Statuts de Ratisbonne de 1459, in « J. Neuwirth, Die Satzungen der Vereinigung des Steinmetz und Mauerer zu Klagenfurt vom 4. Mai 1628, Vienne, 1888 ».
6 On peut y voir la réception des pierres, les outils, la taille et la mise en œuvre, mais peu d’étapes de tracé. Voir notamment la Psychomachie de Prudence, dessin de 1289, Bibliothèque Nationale de France, ms. lat. 15158 ; le livre d’heures du duc de Bedford, 1410-1430, British Library, ms. add 18850, f° 17 v°.
7 Corrosion atmosphérique ou détériorations anthropiques liées à des circonstances historiques et stylistiques.
*Biographie
Anne-Laure Morel, doctorante, ENSA Paris-Malaquais, laboratoire G-S-A, Université Paris-Est – Marne-la-Vallée, Maurizio BROCATO (directeur), ENSAPM ; Philippe PLAGNIEUX (co-directeur), Paris I ; Brigitte BOISSAVIT-CAMUS (co-encadrante), Paris X – Nanterre ; Bruno DESACHY (encadrement statistiques), Paris I. Après une formation universitaire en Histoire de l’art (Paris I), l’enseignement de l’Histoire de l’architecture aux tailleurs de pierre se spécialisant dans la restauration des monuments historiques (BPTPMH) a soulevé des questionnements d’ordre technologiques relatifs au développement des préceptes de la stéréotomie au Moyen Âge. En quête de compréhension des pratiques des bâtisseurs médiévaux, un master 2 dans le domaine de l’archéologie du bâti ancien a ainsi été entrepris, encadré par Brigitte BOISSAVIT-CAMUS (Paris X – Nanterre). Des découvertes inattendues et de nouvelles questions ont initié une recherche plus approfondie dans une thèse en architecture actuellement en cours.