Actes n°4 / Doctorales 58 : L'épreuve de l'altérité

La communication en défaut : L'Autre dans Yerma de Federico Garcia Lorca

Vanessa Saint-Martin

Résumé

Dans l’œuvre du poète andalou Federico García Lorca, l’épreuve de l’altérité demeure avant tout discursive. Les personnages l’éprouvent et en font l’expérience dès lors que le silence impose une certaine opacité au langage. Ainsi, dans Yerma, les mots ne sont plus de simples véhicules transparents de la pensée mais deviennent la modalité du conflit entre les protagonistes. Le langage y est, en effet, source de malentendus et de frustrations ; lesquels renvoient à l’impossibilité de percevoir l’Autre comme un tout cohérent et immédiatement saisissable. Le recours à l’implicite par Yerma, jeune femme torturée par sa stérilité, est systématiquement nié par ses interlocuteurs masculins, qui ne peuvent assumer ce qu’elle laisse sous-entendre. La mise en exergue des échecs discursifs reflète ainsi l’isolement dont souffre le personnage principal, dans la mesure où le refus de coopérer de Víctor et Juan est un acte de revendication de leur altérité par rapport à Yerma.

Mots clés : altérité discursive, principe de coopération, rupture communicationnelle, théâtre d’avant-garde, altérité interne

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L’analyse du discours et la pragmatique, deux approches que nous allons privilégier ici, placent l’altérité au cœur de la réflexion dans la mesure où l’hétérogénéité est un actant essentiel de l’interaction verbale[1]. En effet, la création d’un espace intersubjectif levant les barrières de la différence radicale est presque toujours posée à la fois comme la modalité et la finalité de l’échange entre deux ou plusieurs interlocuteurs. En d’autres termes, communiquer revient à nier l’existence d’une frontière hermétique entre soi et une instance entièrement hétérogène, ce qui suppose des réajustements et des négociations constantes. Cet espace intersubjectif n’est cependant pas immédiat, spontané ni désordonné : il est régi par un ensemble de règles tacites, elles-mêmes garanties par des compétences encyclopédiques, logiques, et rhétorico-pragmatiques[2]. Paul Grice signale en ce sens l’existence de telles règles, qu’il nomme « maximes conversationnelles » subsumées par une condition régulatrice, « le principe de coopération[3] ». Celui-ci suppose que la contribution à une conversation engage les deux interlocuteurs à une entente mutuelle, un désir de comprendre l’intention de communication du co-énonciateur et d’être compris. Même si l’existence d’un tel principe semble être quelque peu idéaliste, Kerbrat Orecchioni soutient que tout échange a pour préalable la condition suivante : « Être coopératif, c’est faire-comme-s’il était et souhaitable, et possible, de communiquer[4]. »

Or le théâtre, lieu paradigmatique de l’échange verbal entre les personnages, s’affranchit parfois de ces mêmes règles dans une finalité résolument subversive. Tel est le cas de l’œuvre que nous allons analyser : Yerma, œuvre majeure du répertoire dramatique de Federico García Lorca et seconde pièce de la trilogie composée en outre de Bodas de sangre et de La casa de Bernarda Alba. Nous y verrons en effet que la communication en échec entre trois des personnages n’est rien de moins qu’une manifestation discursive de l’épreuve de l’altérité.

Yerma est une jeune femme récemment mariée qui vit dans l’obsession croissante d’avoir un enfant. Ce souhait, motivé par l’appartenance à une société conservatrice qui prône la maternité comme finalité absolue de la vie d’épouse, occulte en réalité un désir autrement moins assumé : celui que Yerma éprouve envers Víctor, jeune berger du village. Le triangle amoureux implicite qui se dessine entre Yerma, Víctor et Juan, le mari, ne sera cependant jamais exposé comme tel, en raison de l’interdit en vigueur : d’une part, la jeune femme laisse transparaître dans son discours un désir qu’elle n’assume pas et qui est un frein certain à sa maternité ; d’autre part, Juan, lassé de l’obsession de sa femme qu’il ne partage pas, ne cesse de lui faire des reproches quant à son attitude sans jamais comprendre son désir ; et enfin Víctor, personnage résigné s’il en est, refuse le discours implicite de Yerma.

Malentendus, dialogues de sourds, incompréhensions, et frustration sont autant d’éléments qui mettent à mal la communication et exposent (bien que toujours de façon implicite) l’héroïne à une marginalisation sociale certaine. Néanmoins, cette incommunication est bien plus insidieuse qu’il n’y paraît puisqu’elle ne se manifeste presque jamais sur un mode d’affrontement verbal explicite.

Nous allons voir que les contenus implicites portés par l’héroïne entraînent un non-respect par les personnages masculins du principe de coopération, ce qui a généralement pour conséquence de condamner Yerma à un vif discrédit. Ce discrédit, à son tour, conduira la protagoniste à son exclusion de l’espace intersubjectif créé par l’échange verbal et à un renvoi à son altérité fondamentale. Notre réflexion, bien que structurée en trois mouvements distincts, obéira à l’intérieur de chaque partie à un principe binaire, de manière à respecter la dynamique de dualité inhérente à la notion d’altérité.

1. Yerma et Juan : l’épreuve du dialogue

À la lecture du dialogue dramatique, nous pouvons observer une apparente banalité des propos de Yerma, sorte d’infléchissement de la règle du discours la plus importante, la loi de pertinence. Grice la résume de la façon suivante : « parlez à propos[5] ». Le code du silence imposé nous amène cependant à supposer que cet infléchissement n’est qu’apparent ; Kerbrat Orecchioni nous dit en ce sens que : « Quand le contenu littéral d’un énoncé est jugé insuffisamment pertinent, on tente d’augmenter, dans la mesure du possible, cette pertinence en calculant une signification implicite qui soit plus “intéressante”, ou qui “tire” davantage “à conséquence[6]”. »

La coopération voudrait donc que, si le locuteur infléchit la maxime de pertinence, l’interlocuteur restitue la pertinence de l’énoncé en cherchant un contenu implicite. Toutefois, si le recours à un langage détourné permet à l’émetteur, comme le souligne Oswald Ducrot, de « laisser entendre sans encourir la responsabilité d’avoir dit[7] », le décodage par le récepteur est autrement plus compromettant. Le danger auquel s’exposent les personnages masculins dans Yerma en dégageant les sous-entendus des propos de la jeune femme est de l’ordre de la perte de l’honneur et de la mort sociale.

Le premier extrait[8] que nous allons traiter, issu d’une conversation entre Yerma et son mari, illustre le poids d’un discours latent et la conséquente stratégie d’évitement mise en place.

« JUAN. No soy yo quien lo[9] pone; lo pones tú con tu conducta y el pueblo lo empieza a decir. Lo empieza a decir claramente. Cuando llego a un corro, todos callan; cuando voy a pesar la harina, todos callan; y hasta de noche en el campo, cuando despierto, me parece que también se callan las ramas de los árboles.

YERMA. Yo no sé por qué empiezan los malos aires que revuelcan al trigo y ¡mira tú si el trigo es bueno!

JUAN. Ni yo sé lo que busca una mujer a todas horas fuera de su tejado[10]

Si nous nous limitons au sens littéral, tout tend à faire croire que Yerma n’est pas totalement saine d’esprit. Pourquoi, alors que son mari l’accuse de faire l’objet des médisances du village, se met-elle à parler du blé ? Un interlocuteur réceptif et coopératif aurait déduit un sens métaphorique dans le but de restituer à l’énoncé toute sa pertinence. La comparaison entre Yerma et la terre fertile qui produit le blé est en effet implicite mais limpide. Le blé (trigo) qualifié de bon (bueno), fonctionne en opposition avec les vents mauvais (malos aires) ; autrement dit, elle exprime ici toute son incompréhension face à des calomnies qui remettent en question sa conduite. Or la réponse de Juan nous dévoile une rupture de la communication : « Ni yo sé lo que busca una mujer a todas horas fuera de su tejado. » Non seulement il n’accepte pas la déclaration d’innocence voilée de Yerma, mais il l’accuse frontalement de s’exposer aux commérages en quittant l’espace qui lui est assigné[11]. Sans renverser la hiérarchie entre le contenu littéral et le contenu dérivé pour restituer aux propos de sa femme tout leur bien-fondé, il préfère occulter tout ce qu’elle vient de dire en poursuivant : « Je ne sais », « yo no sé » / « Je ne sais pas non plus », « ni yo sé » sur un mode cette fois-ci explicite. Il discrédite sa femme en ôtant à ses paroles toute forme de pertinence, provoquant de ce fait une fissure dans le masque social qu’elle porte. L’absence de pertinence est telle qu’elle entraîne une cessation de la communication déjà sanctionnée dans une conversation précédente par une phrase métadiscursive de Juan : « Je ne comprends pas ce que tu dis[12] » ( « Hablas de una manera que yo no te entiendo[13]. »). Cette dernière citation révèle non pas un désir conscient de la part de Juan d’exclure son épouse en la disqualifiant verbalement mais bien son incapacité à interpréter son discours. En effet, on comprend à travers cet exemple toute l’instabilité et l’ambiguïté de l’implicite dont le déchiffrement est entièrement laissé à la charge du récepteur. À de nombreuses reprises au cours de la pièce, la conversation s’enlise faute de coordination entre les deux époux : Yerma engage un discours oblique conformément au code du silence en vigueur, dont Juan est chargé de restituer le bien-fondé ; or ce dernier, démuni face à l’opacité d’un langage qu’il ne maîtrise pas, s’en tient au sens littéral ou enchaîne sur un autre thème. Multipliés dans les échanges verbaux, ces hiatus, ou fractures dans la progression de l’échange, mettent à mal l’intersubjectivité inhérente au dialogue. De plus, la communication brisée par les implicites avortés remet en question la traditionnelle image unitaire du couple dépassant l’altérité. 

2. Víctor et Yerma : la marginalisation de la protagoniste

Le second extrait[14] se situe, quant à lui, à la fin du deuxième acte correspondant au départ de Víctor.

« YERMA. Haces bien en cambiar de campos.

VÍCTOR. Todos los campos son iguales.

YERMA. No. Yo me iría muy lejos.

VÍCTOR. Es todo lo mismo. Las mismas ovejas tienen la misma lana.

YERMA. Para los hombres, sí, pero las mujeres somos otra cosa. Nunca oí decir a un hombre comiendo: “¡Qué buena son estas manzanas!” Vais a lo vuestro sin reparar en las delicadezas. De mí sé decir que he aborrecido el agua de estos pozos.

VÍCTOR . Puede ser.

[…]

YERMA. Te portaste bien. Siendo zagalón me llevaste una vez en brazos; ¿no recuerdas? Nunca se sabe lo que va a pasar.

VÍCTOR. Todo cambia.

YERMA. Algunas cosas no cambian. Hay cosas encerradas detrás de los muros que no pueden cambiar porque nadie las oye.

VÍCTOR. Así es[15]. »

L’annonce de son départ à Yerma donne lieu à une conversation sur les champs qui, une fois de plus, pourrait presque être qualifiée d’insignifiante tant le thème est ordinaire et prosaïque. Cependant, la banalité apparente de ce sens immédiat fonctionne comme un indice de la présence d’un langage oblique[16]. Le sens métaphorique doublement implicite permet ainsi de dévoiler l’ampleur de la révélation de Yerma. Le fait de changer de champ doit en effet être compris comme une apologie de la liberté, une liberté qui se traduit par la possibilité de se délivrer de l’air suffocant de la campagne dans laquelle elle vit. Le second niveau métaphorique est, là encore, sexuel ; en effet, si on se réfère au tissu sémiotique formé par l’œuvre, les champs sont présentés comme une métaphore de la femme, c’est-à-dire une terre fertile que l’homme doit labourer pour qu’elle porte ses fruits. Le changement de territoire renvoie donc implicitement à la liberté sexuelle masculine, une liberté que la jeune femme ne peut se permettre et qui serait son unique possibilité d’avoir des enfants. Ici, néanmoins, si Víctor décide de coopérer en tissant la métaphore lancée par Yerma, ce n’est que pour montrer son fatalisme, sa résignation, voire son antagonisme. Sous couvert de parler de champs et de brebis, Víctor signale à Yerma qu’il réprouve son désir.

Cette coopération sera de courte durée dans la mesure où Víctor va très vite retrouver le ton lapidaire qui lui est propre. La réplique brève de Víctor « Peut-être »Puede ser ») lui permet d’exprimer son refus de poursuivre la conversation. De fait, si l’égalité des répliques caractérisait la métaphore filée précédente, la disproportion entre la réplique de Yerma et la réponse de Víctor que nous venons de citer est un indice du refus de coopérer du berger car il brise de fait la première maxime de quantité : « Que votre contribution contienne autant d’information qu’il est requis[17]. » En disant « peut-être », c’est comme s’il n’accordait aucun crédit aux confessions voilées de la jeune femme, puisqu’il répond évasivement au lieu d’enchaîner thématiquement sur la réplique de son interlocutrice.

Ensuite, à la faveur de la remémoration d’un souvenir commun (« T’en souviens-tu ? » « ¿No recuerdas? »), Yerma tente d’établir une connivence avec le berger. L’acte de langage suscité par la question de Yerma échoue : si la dimension illocutoire[18] de l’énoncé était assez claire — établir un lien avec son interlocuteur —, celui-ci échoue perlocutoirement[19] dans la mesure où la question, induisant une projection de Víctor dans le passé commun où tout était possible entre eux, se solde par un échec ; « tout change », conclue-t-il. Bien loin d’évoquer les circonstances du souvenir, il montre l’absurdité des mots de la jeune femme en adoptant un ton dogmatique reflété par l’usage du présent gnomique.

Le refus de Víctor à prendre part à l’échange implicite amène l’héroïne à devenir de plus en plus explicite, quitte à briser le code du silence imposé. Elle a recours au substantif général « cosa », sorte de marqueur de l’implicite : « Hay cosas encerradas detrás de los muros que no pueden cambiar porque nadie las oye. » (« Il est des choses enfermées derrière les murs qui ne peuvent changer, car personne ne les entend »). Ces « choses » dont parle Yerma voilent péniblement les sentiments qu’elle nourrit à l’encontre de son interlocuteur passif. Le résultat n’est cependant guère plus concluant puisque Víctor répond par un énoncé éminemment lapidaire. Ainsi, tous les espoirs cristallisés dans cette phrase — la déclaration d’amour de Yerma — se trouvent brutalement anéantis par la réponse de son interlocuteur qui refuse catégoriquement de prendre en charge la révélation indirecte qui vient d’être faite. Il infléchit une fois de plus la maxime de quantité : la logique eût voulu qu’il demande quelles étaient ces choses enfermées, mais il préfère adopter un ton conformiste qui montre son rejet face au danger que cela pourrait représenter. Si, au début de l’échange, il signifie son désaccord à Yerma en restant sur le mode très implicite de la métaphore, en revanche, à la fin de l’échange, qui se fait graduellement plus explicite, il préfère transgresser les lois du discours plutôt que de prendre en charge un contenu dont il ne peut assumer la responsabilité. De ce fait, il maintient son statut social mais dévalue Yerma en signifiant qu’il n’adhère pas à son mode discursif. Le refus d’établir une relation sexuelle avec la jeune femme se cristallise donc dans un refus de l’échange : il lui signifie par ses infléchissements violents aux lois du discours que ses paroles compromettantes sont socialement inappropriées. Ainsi, il la stigmatise et la condamne à ne pas faire partie de son espace intersubjectif : il l’altérise.

3. L’ironie : une altérité endogène

La communication en défaut dans l’œuvre du poète grenadin fait apparaître l’altérité radicale du personnage féminin, incapable de se conformer au rôle social qui est le sien. Néanmoins, cette altérité ne se réduit pas uniquement à la marginalisation sociale, autrement dit à une altérité qui pourrait être qualifiée d’« externe ». En effet, le discours de l’héroïne principale reflète progressivement une certaine aliénation ; elle devient comme étrangère à elle-même et intègre en son être sa propre altérité. Il est intéressant de noter que ce moi clivé se matérialise dans l’énonciation même de la pièce à travers un procédé en particulier : l’ironie. Nous devons préciser par ailleurs que le dédoublement de l’héroïne naît d’une opposition entre les normes sociales qui obligent toute femme à être fidèle à son mari et à enfanter, et les pulsions qu’elle ressent d’autre part (son désir pour Víctor). L’ironie, concentrée dans le discours de Yerma, cristallise cette hétérogénéité interne. Discours polyphonique s’il en est, l’ironie est le produit du dédoublement de l’énonciateur : Yerma énonce des propos qui sont en réalité ceux d’un autre (en général la société) dont elle ne cautionne pas le contenu. La position qu’elle adopte quant au contenu littéral de l’énoncé est cependant beaucoup plus ambiguë qu’il n’y paraît : en énonçant un contenu par rapport auquel elle prend de la distance et qu’elle veut discréditer, elle exprime en même temps son amertume à ne pouvoir se plier aux règles sociales. Cette dimension ambiguë de l’ironie est notamment défendue par Pierre Schoentjes dans sa Poétique de l’ironie, puisqu’il soutient que :

« L’ironiste s’offre la satisfaction de faire surgir dans les mots un monde idéal alors qu’il observe au même moment une réalité imparfaite et même cruelle. Tout ironiste est un idéaliste en ce qu’il croit à la perfectibilité de l’homme : au moment même où il marque un rejet, l’ironiste exprime simultanément son adhésion à un monde parfait auquel il aspire ou dont il a la nostalgie[20]. »

Ainsi, Yerma exprime à la faveur de l’ironie sa douloureuse inadaptation sociale, son impossibilité à adhérer à deux normes qui se contredisent : celle d’être fidèle à son mari et celle d’être mère. Or, le représentant de ces mêmes normes est en premier lieu son mari, ce qui explique certainement le fait que l’ironie se concentre dans les échanges du jeune couple. Les exemples suivants[21] illustrent directement le caractère échoïque de l’ironie théorisé par Dan Sperber et Deirdre Wilson : selon ces deux grands penseurs, les formules ironiques ne seraient que des mentions d’autres énoncés ou « l’écho d’un énoncé ou d’une pensée dont le locuteur entend souligner le manque de justesse et de pertinence[22]. »

« JUAN. […] Te acuestas y te duermes.

YERMA. (Dramática). ¡Me dormiré[23]! (Sale[24]) »

 

« YERMA. No me importa. Dejarme libre siquiera la voz, ahora que voy entrando en lo más oscuro del pozo. […]

DOLORES. Van a pasar por aquí.

JUAN. Silencio.

YERMA. ¡Eso! ¡Eso! Silencio. Descuida[25]. »

Dans les deux exemples cités, Yerma reprend les paroles de son mari, les mentionne, pour montrer son détachement par rapport à la norme qu’il lui impose. Dans le premier exemple, le décalage entre l’assentiment très marqué de Yerma et la didascalie connotée négativement est un indice de l’ironie ; indice corroboré par la brièveté des interventions de la jeune femme, qui a plutôt coutume de faire des phrases nettement plus longues que son mari. L’ironie émane en ce sens du décalage entre deux énoncés similaires et une énonciation divergente voire opposée. Le verbe « dormir » prend un sens tout à fait différent selon le personnage qui l’emploie : Juan enjoint sa femme de dormir pour éviter qu’elle ne sorte la nuit, tandis que Yerma reprend ce verbe sur le mode d’une invective implicite contre l’abstinence sexuelle à laquelle elle se voit forcée et l’absence de procréation qui en découle. Le ton qu’elle adopte pourrait en outre être interprété comme un conformisme feint et une soumission à son mari qui l’empêche de trouver un remède à son infertilité. Quoi qu’il en soit, par le simple truchement d’un signe paraverbal (et peut-être même non verbal[26]), elle déforme les propos de son mari en les adaptant à son propre drame personnel.

Le second exemple présente une ironie similaire, bien qu’elle ne se décèle pas grâce aux mêmes indices textuels. Intervenant au moment où Yerma est surprise par son mari en pleine nuit dans la maison de la guérisseuse du village, cet échange cristallise une fois de plus le clivage interne de l’héroïne, partagée entre conformisme social et révolte face à un mutisme contraint. Elle adopte en apparence une attitude en accord avec les règles sociales dont son mari se porte garant, puisqu’elle répète docilement l’ordre de ce dernier, aliénant ainsi sa voix en faveur de celle de Juan. Kerbrat Orecchioni explique le lien entre « clivage du moi » et ironie comme trope en ces termes :

« Le trope est une structure duplice, dont l’interprétation (comme la production) exige de la part du sujet qui s’y livre un certain dédoublement : nous dirons même, usant ici, de façon quelque peu métaphorique du reste, d’un concept freudien, que le récepteur[27] d’un trope est un sujet clivé[28]»

Elle ajoute que l’interprétation du trope (comme son élaboration) est le fruit d’une dialectique à laquelle doit se soumettre le récepteur pour en révéler le sens : « Le producteur du trope s’arrange pour, tout en disant le faux, faire admettre le vrai, en incorporant à son discours certains indices qui permettent au récepteur d’effectuer l’itinéraire menant du sens illusoire à la vérité du discours[29]. » Or, comme nous l’avons évoqué dans la première partie de cet article, ce travail de restitution du sens semble être moins adressé à Juan (qui ne comprend pas les doubles discours de la jeune femme) qu’à un éventuel récepteur extra-scénique. Sans percevoir la présence d’une instance discursive autre dans les paroles provenant d’un individu cohérent et homogène, le personnage de Yerma perd en complexité.

Comme pour l’extrait précédent, quelques indices nous permettent de déceler la duplicité discursive garante de la vérité. L’approbation affectée qui transparaît dans la répétition de « c’est ça » (« eso, eso ») est assurément le marqueur le plus explicite de l’ironie. Il est corroboré en outre par les points d’exclamation qui modalisent fortement le discours, entraînant ainsi un décalage énonciatif[30] entre l’énoncé qui montre l’acquiescement — la résignation au mutisme —, et l’énonciation modalisée. Par conséquent, l’ironie repose sur une contradiction performative : Yerma dit à son mari qu’elle accepte de se taire tout en le prononçant à voix haute, comme le laisse supposer l’usage des points d’exclamation. Ces deux illustrations permettent, en définitive, de nuancer la seule présence d’une altérité externe dans l’œuvre de Federico García Lorca, altérité provoquée par le rejet de toute forme de communication par les deux personnages masculins.

 

Pour conclure, les extraits proposés montrent que le présupposé selon lequel la langue ne serait qu’un simple vecteur de la pensée n’est plus valide. Les relations entre les divers personnages se construisent dans un rapport problématique et même subversif aux règles qui régissent l’espace intersubjectif. En effet, la loi du silence est telle qu’elle contraint les protagonistes, et en particulier Yerma, à emprunter des voies et des voix détournées pour s’exprimer. Comme nous l’avons vu, le recours à des formules implicites[31] entraîne une opacité discursive à l’origine des altercations verbales. De fait, la communication par le dialogue ne peut plus se faire au travers de la parole de l’autre, comme le laisse penser l’étymologie grecque du substantif dialogue, puisque celle-ci devient un mur infranchissable. Le rôle prépondérant accordé au récepteur dans les énoncés implicites favorise l’échec, conduisant ainsi à une rupture de l’espace intersubjectif. Néanmoins, si le recours à un langage latent participe de la scission avec les personnages masculins (pour Juan, le langage de Yerma n’en dit pas assez puisqu’il ne la comprend pas, tandis que pour Víctor, les implicitations[32] de Yerma en disent déjà beaucoup plus que ne peuvent le tolérer les normes sociales), il reflète en outre un conflit interne dans lequel s’affrontent deux instances contradictoires de la personnalité de Yerma. Communiquer, dans Yerma, c’est donc non seulement faire l’expérience de l’Autre, mais aussi se confronter à lui dans son propre esprit. Les ruptures conversationnelles qui ponctuent les échanges que Yerma entretient avec Juan et Víctor se doublent en somme d’une scission interne du co-énonciateur.

Cependant, il ne faut pas oublier que la communication au théâtre ne se limite pas au simple cadre intra-scénique, mais qu’elle traverse aussi et surtout le quatrième mur pour s’adresser aux spectateurs. Si Yerma devient progressivement le paradigme de l’Autre dans la pièce, dans des échanges dédoublés et implicites, on peut penser que le récepteur extra-scénique, quant à lui, sera plus coopératif.

 

Bibliographie

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García Lorca, Federico. Yerma, éd. Gil Ildefonso-Manuel, Madrid, Cátedra, 2007.

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Sperber Dan, Wilson Deirdre, « Les ironies comme mentions », Poétique, n°36, 1978.

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Schoentjes Pierre, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, coll. « Points », 2001.

Biographie de l’auteure

Vanessa Saint-Martin est doctorante contractuelle à l’université Bordeaux Montaigne dans le département d’études ibériques, ibéro-américaines et méditerranéennes. Agrégée d’espagnol, elle prépare actuellement une thèse au sein de l’équipe d’accueil AMERIBER. Ses recherches, dirigées par Dominique Breton, portent sur l’implicite discursif dans le théâtre espagnol d’avant-garde et ses adaptations scéniques et cinématographiques.

 

[1] Lionel Dufaye, Lucie Gournay, L’altérité dans les théories de l’énonciation, Paris, Ophrys, 2010, p. 176.

[2] Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Paris, Armand Colin, 1998.

[3] Paul Grice, « Logique et conversation », Communications, n°30, 1979, p. 61.

[4] Catherine Kerbrat-Orecchioni, op. cit. p. 199.

[5] Paul Grice, op. cit, p. 61.

[6] Catherine Kerbrat-Orecchioni, ibid. p. 202.

[7] Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire : principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann, 1972, p. 6.

[8] La traduction proposée provient de l’édition suivante : Federico García Lorca, Théâtre. 2, Noces de sang. Yerma. Dona Rosita., trad. Marcelle Auclair, Paris, Gallimard, 1982, p. 219-220.

« JEAN. Ce n’est pas moi qui dis un nom. C’est toi, c’est ta conduite, et le village commence à le murmurer. Il commence à le dire clairement. Quand je m’approche d’un groupe, ils se taisent tous ; quand je vais peser la farine, ils se taisent tous et même la nuit, dans les champs, quand je me réveille, il me semble que les branches des arbres se taisent.

YERMA. Je ne sais d’où viennent les vents mauvais qui versent les blés. Et tu sais pourtant que le blé est bon.

JEAN. Je ne sais pas non plus ce que cherche une femme, à toute heure, loin de sa maison. »

[9] Juan fait référence ici à la réplique précédente de Yerma, dans laquelle cette dernière défend son mari de « mettre le nom d’un homme sur sa poitrine », autrement dit de l’accuser d’adultère.

[10] Federico García Lorca, Yerma, éd. Gil Ildefonso-Manuel, Madrid, Cátedra, 2007, p. 96.

[11] Il fait référence ici à la sortie nocturne de sa femme dont le but était de s’adonner à des rites de fertilité.

[12] Federico García Lorca, trad. Marcelle Auclair, op.cit. p. 194.

[13] Federico García Lorca, Yerma, éd. Gil Ildefonso-Manuel, op.cit. p. 77.

[14] Ibid. p. 85.

[15] « YERMA. Tu fais bien de changer de pâturages.

VÍCTOR. Tous les pâturages sont les mêmes.

YERMA. Non. Moi, je m’en irais très loin.

VÍCTOR. C’est partout pareil. Les mêmes brebis ont la même laine.

YERMA. Pour les hommes, oui. Mais les femmes sont différentes. Je n’ai jamais entendu dire à un homme qui mange : “Comme ces pommes sont bonnes.” » Vous allez vers votre but sans vous arrêter aux délicatesses. Moi, je puis dire que j’ai détesté l’eau de ces puits.

VÍCTOR. Peut-être…

[…]

YERMA. Tu as fait de ton mieux. Quand tu avais seize ans, tu m’as portée dans tes bras, une fois, t’en souviens-tu ? On ne peut pas savoir ce qui va arriver.

VÍCTOR. Tout change.

YERMA. Il est des choses qui ne changent pas. Il est des choses enfermées derrière les murs qui ne peuvent changer, car personne ne les entend.

VÍCTOR. C’est comme ça. » (Federico García Lorca, trad. Marcelle Auclair, ibid. p. 205-207).

[16] Nous comprenons ici l’adjectif oblique au sens figuré. En ce sens, il désigne ici un langage détourné, dont le sens est donné en marge du contenu littéral.

[17] Paul Grice, ibid. p. 61.

[18] Autrement dit l’intention de communication.

[19] C’est-à-dire quant au résultat ou à l’effet produit sur l’interlocuteur. John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire = How to do things with words, Paris, Seuil, 1991.

[20] Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, 2001, p. 87.

[21] Federico García Lorca, Yerma, ibid., p. 65 et p. 98.

[22] Dan Sperber, Deirdre Wilson, « Les ironies comme mentions », Poétique, n°36, 1978, p. 408-409.

[23] L’usage des caractères gras est destiné à mettre en relief les passages ironiques, ils ne font donc pas partie du texte original.

[24] « JUAN. Toi, couche-toi, et dors.

YERMA. (Dramatique) Je dormirai. (Elle sort) » (Federico García Lorca, trad. Marcelle Auclair, ibid. p. 177).

[25] « YERMA. Et que m’importe ? Laisse au moins ma voix libre, maintenant que je m’enfonce au plus profond du puits. […]

DOLORES. Ils passent par ici.

JUAN. Silence !

YERMA. C’est ça, c’est ça…Silence ! N’aie crainte… » (Federico García Lorca, trad. Marcelle Auclair, ibid., p. 222).

[26] La didascalie « (dramática) » peut en effet être rendue dans la mise en scène par des signes de nature distincte. Dans la catégorie des signes paraverbaux, on peut notamment penser à une intensité particulière donnée à la voix, et/ou à l’emploi d’un ton grave. Ceux-ci peuvent en outre être corroborés par une main haussée vers le ciel ou un mouvement de tête brusque, deux données appartenant à la catégorie des signes non-verbaux.

[27] Comme Catherine Kerbrat-Orecchioni le suggère à travers la parenthèse, nous pouvons aussi supposer que l’émetteur (peut-être même plus encore que le récepteur) est un sujet clivé.

[28] Catherine Kerbrat-Orecchioni, ibid., p. 148.

[29] Ibid. p. 147.

[30] Dominique Maingueneau, Les termes clés de l’analyse du discours, Paris, Seuil, 2009, p. 89.

[31] Dans cet article, nous avons surtout développé le sous-entendu qui se manifeste sous la forme d’un trope, et plus particulièrement l’ironie et la métaphore.

[32] Terme très employé en linguistique, et en particulier en analyse pragmatique, pour traduire la notion d’« implicature » employée par H.P Grice, et qui recouvre l’idée d’enfreindre une maxime conversationnelle pour amener l’interlocuteur à inférer un contenu implicite en marge du contenu littéral.

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L'autre sans sujet : la recherche de Fernand Deligny

Michael Pouteyo

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