Actes n°6 / Doctorales 58 : Scripta manent. Sources, traces, témoignages : la question de la transmission

Le Souvenir s’en va-t’en guerre, Transmissions & Représentations du soldat de 14-18 par le 9ème Art

Brice Douffet, Valérie Haas, Nikos Kalampalikis

Résumé

Notre étude porte sur la mémoire de la Première Guerre mondiale, personnifiée dans la figure du soldat de 14-18, et sur la manière dont ces connaissances sont transmises. L’approche exploratoire auprès d’adolescents en associant le texte et l’image, a pour but de cerner les représentations sociales de notre objet. Nous essayons également de mettre en évidence les mécanismes inhérents de la mémoire, de l’histoire et de la transmission des représentations en lien avec un matériel culturel spécifique : la bande dessinée. Nos résultats mettent en évidence une image intrinsèquement antimilitariste incarnée par la triple identité du soldat (civil, militaire et combattant) mettant l'accent sur l'aspect humain en tant que victime du conflit.

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Le Souvenir s’en va-t’en guerre,
Transmissions & Représentations du soldat de 14-18 par le 9ème Art

Brice Douffet, Valérie Haas, & Nikos Kalampalikis*

 

1. Introduction

Le but de notre démarche est d'explorer la manière dont nous nous souvenons collectivement de la figure emblématique du soldat français de la Première Guerre mondiale (PGM). Nous ancrons notre réflexion dans le champ théorique des représentations sociales, de la mémoire collective et de la pensée sociale. La représentation du soldat n’a rien d’univoque ni d’unanime. Représenté tour à tour en héros ou victime, ce n’est qu’en examinant la pluralité de ses facettes que nous pourrons comprendre la diversité des illustrations qui lui sont associées. Dès lors, comment le soldat est-il représenté cent ans après le conflit ?

Notre étude porte sur l'exploration du sens commun au sein d’un vecteur de transmission. En d’autres termes, les connaissances sociales qui participent à l’élaboration d’une mémoire collective à travers un média culturel en particulier. Depuis dix ans, le thème de la PGM est de plus en plus présent dans les bandes dessinées (BD). Quelles connaissances circulent et sont transmises dans ces supports ? Peu de travaux en Psychologie sociale ont jusqu’à présent exploré les contenus des souvenirs collectifs associés aux contextes de guerre en lien avec la manière dont ils sont élaborés. Nous nous intéressons à une population qui est la cible principale de la bande dessinée : les adolescents. Littéralement, nous avons essayé d'étudier l'image du soldat dans les BD et dans la production de dessins d'adolescents.

 

2. La mémoire d’un conflit

La question se pose aujourd’hui de savoir à quoi renvoie le souvenir du soldat 14-18 dans la pensée sociale, c’est-à-dire dans « le contact de deux particules de savoir, le savoir scientifique et le savoir du sens commun » (Kalampalikis, 2013, p. 11). Transposé à notre étude, nous nous focalisons sur le point de rencontre de l’Histoire et de la mémoire collective de la PGM. Cela revient à déplacer le regard que la mémoire officielle porte sur le soldat de 14 pour se centrer sur la mémoire vive qui lui est aujourd’hui associée (Licata, Klein & Gély, 2007). Si ces deux mémoires peuvent coexister, elles entrent parfois aussi en conflit. Les témoignages peuvent diverger de la version officielle, sans pour autant être considérés comme faux. Tout est une question de passé que l’on fait le choix de valoriser ou de taire, la mémoire passant « par un travail de construction et d’interprétation du passé » (ibid., p. 568). Cela nous amène à nous interroger sur la manière dont le présent considère le passé (Jodelet, 1992 ; Jodelet & Haas, 2014).

2.1 Le soldat 14-18 aujourd’hui, un objet tensionnel

Les récents travaux menés dans le domaine (Licata et al., 2007 ; Loez, 2012 ; Hamers & Van Cauwenberge, 2014 ; McCartney, 2014 ; Yamashiro & Hirst, 2014 ; Georges, 2015 ; Rimé et al., 2015 ; Sheftall, 2015 ; Bouchat et al., 2017) montrent que s’intéresser aux caractères collectifs et sociaux du souvenir du soldat de 14-18 revient à considérer ces produits comme résultant d’une activité d’élaboration et de communication survenue dans un contexte symbolique et social particulier. Dans cette perspective d'étude, nous considérons la représentation sociale du soldat comme une tension, à la fois dans la sphère sociale et culturelle, mais aussi dans sa nature et dans la manière dont nous analysons l'objet (Kalampalikis & Apostolidis, 2016). Tout comme la mémoire qui conserve une continuité temporelle tout en s’adaptant aux contraintes du présent (Wagoner, 2017).

Nous ancrons notre étude de la transmission à travers le champ de la mémoire sociale. Chaque mémoire est sans aucun doute liée à un cadre social, temporel et spatial particulier (Halbwachs, 1925), qui semble être modélisé par des vecteurs de transmission. Haas (2012) en distingue quatre types : autobiographiques, institutionnels, collectifs/pluriels et médiatiques. Ils impliquent différents médias et parfois des versions divergentes du même fait historique. Bien que la manière dont nous nous souvenons du soldat de la PGM soit tout aussi importante que le sujet lui-même dans l'acte de se rappeler, il serait préférable de distinguer le premier du dernier (Bartlett, 1932). Ce faisant, sur quelle matière se focalise-t-on lorsque nous étudions un passé où il n’existe plus de témoin vivant ?

2.2 Matière associée au souvenir du soldat de 14-18

La matière du souvenir renvoie à un contenu dépendant de son environnement de transmission tout en se définissant par le message qu’il véhicule. Le contenu de ce savoir dépend de la manière dont il est transmis. Partant de ces constats, la matière du souvenir est envisagée comme le produit d’un savoir commun façonné par cadre social (Haas et Jodelet, 2000). L’accès au souvenir lointain de la PGM passe inévitablement par un support tel que le document d’archive ou de fiction. « La fiction donne de la chair et de la subjectivité à la connaissance, plus encore, elle constitue l’outil mémoriel par excellence » (Ernst, 2011, p. 81) En ce sens, la fiction est une transmission dite « équilibrée » car elle combine la maitrise de la culture actuelle et du souvenir passé. Elle fait varier les angles, aide à la compréhension et amène à penser par soi-même.

Si nous prenons l’exemple de la BD, elle illustre l’équilibre existant entre l’apport d’un savoir historique sur la période de la PGM et les émotions que procurent les images. L’intérêt d’une image passe alors par son pouvoir de suggestion. En ce sens, « l’art ne plait pas par le leurre, mais par la remémoration » (Gombrich & Durand, 1971, p. 33). La possibilité d’utiliser l’image comme source de savoir sur le passé permet d’explorer un pan de la recherche en Psychologie sociale encore sous-exploité (Moliner 2016).

2.3 Les Bandes Dessinées, une image mémorielle

Cette littérature qui associe des textes à des images (Fresnault-Deruelle, 1972) sert de mémoire ressaisie (Marie, 2011). C’est-à-dire que la BD permet un réinvestissement de l’Histoire dans l’histoire, une image du passé réinterprétée. Les vecteurs de transmission qui lui sont associés renvoient autant au domaine médiatique, de par son format, qu’au champ institutionnel, collectif et autobiographique. L’intérêt d’un tel support est sa capacité à produire un décalage entre son instantanéité figée, dû aux dialogues, et sa dynamique produite par le tressage des vignettes (Leconte, 2008). C’est également ce qu’entend souligner Peeters (2003) en définissant l’image comme étant en déséquilibre. Le dessin marque la présence et l’absence de l’action, amenant le lecteur à imaginer ce qu’il se passe entre les cases. Ce hors-cadre de l’image nous conduit à la réflexion sémiologique de Barthes (1964). La dénotation et la connotation tendent vers une interprétation de la représentation. Ce que montre et ce que signifie l’image nous ouvre un espace implicite de réflexion. L’image montre ce qui est présent, et révèle ce qui est absent. A l’instar des carnets de Poilus, tels que ceux de Marcel Gallix, les BD contemporaines mettent en scène la PGM. Elles sont des post-mémoires (Hirsch, 1997), c’est-à-dire des supports d’une nouvelle génération véhiculant le souvenir d’un évènement dont ils ne sont pas directement issus. La compréhension du dessin dépend de l’interprétation du contenu et de l’apport de savoirs déjà ancrés.

L’interprétation que nous faisons de l’image passe par des hypothèses de signification qui se basent sur les aspects visuels, c’est-à-dire la narration et la scénographie (Hall & Mothe, 2012). Autrement dit, la re-présentation d’un objet est induit par sa mise en scène et le point de vue du public (Hakoköngäs & Sakki, 2016). Le texte et l’image ont des propriétés différentes mais devrait être considérés comme des éléments sociaux spécifiques (De Rosa & Farr, 2001). En d’autres termes, la création de l’image, en vue d’une compréhension par autrui, est régie par un système de croyances et de représentations sociales favorisant son interprétation. Cela nous renvoie à un processus réflexif et social ancré dans une dimension culturelle (Jodelet, 2014).

L'étude de ce sujet à travers le prisme des représentations sociales permet de réfléchir au sens commun (Kalampalikis & Apostolidis, 2016). Notre but est de questionner la mémoire qui nous est aujourd’hui transmise du soldat de la PGM, 100 ans après le conflit. Notre réflexion nous amène à nous intéresser à ce matériau culturel particulier qu’est la BD. En effet, la publication des albums sur la thématique de la PGM est en pleine effervescence (Laroque, 2016). Près de 60% des BD sur cette période ont moins de dix ans (Révillon, 2014). Laroque (2016) explique que l’enjeu didactique de ces albums a pour vocation de sensibiliser les plus jeunes à une conscience historique. En ce sens, nous supposons que le contenu des BD aura un effet de suggestion partiel sur les représentations du public ciblé : les adolescents. Cela signifie que certains éléments ne seront pas conservés, probablement considérés comme trop anecdotiques ou superficiels (Bouchat, Klein & Rosoux, 2016). Notre objectif est de considérer l’état actuel de ce souvenir. L’intérêt de ce travail porte sur l’interaction entre les contenus transmis et les contenus assimilés, mis en évidence dans la pensée sociale.

 

3. Méthode

L’objectif de notre étude est d’acquérir une compréhension globale des souvenirs associés au soldat au regard des connaissances circulant sur le sujet. Pour ce faire, notre plan méthodologique a été organisé en deux phases. D’abord nous avons cherché à saisir les connaissances véhiculées à ce sujet par le biais de la BD comme vecteur de transmission. Puis, nous avons souhaité cerner l’impact de ces contenus sur les connaissances qu’a le public visé par ces publications. Cette seconde phase a consisté en une comparaison des représentations produites par les adolescents, suite à la présentation préalable ou non des planches de BD.

3.1 Population

64 élèves (32 filles – 32 garçons) âgés de 13 à 17 ans ont participé à notre étude. La population interrogée était scolarisée dans la ville de Reims ; ville fortement marquée par l’histoire du conflit. Lorsque l’on s’intéresse plus en avant à la population rencontrée, celle-ci a fait l’acquisition des connaissances qu’elle possède sur la Grande Guerre par différents moyens. En d’autres termes, le capital culturel de notre échantillon peut se résumer ainsi : 79,7% des élèves déclarent avoir participé à une visite d’un musée ou d’un lieu de mémoire sur la PGM, dont 59,4% lors d’une sortie scolaire. Pas moins de 46,8% ont participé à une commémoration concernant 14-18. La quasi-totalité déclare avoir déjà visionné un documentaire ou une œuvre fictive traitant du conflit. Mais seulement 14% se rappellent avoir déjà lu un livre et 3,6% une BD sur cette période. Par contre, 56,25% ont connaissance d’un arrière-grand-parent ayant vécu durant cette guerre (information dont la source est majoritairement issu d’un grand-parent). Ces données montrent que nous avons interrogé une population sensibilisée, principalement du fait de la proximité des lieux historiques (Moser, 2009).

3.2 Outils et procédures

Nous avons tout d’abord procédé à un recueil des BD illustrant la PGM (N=83). Notre choix s’est fait selon le titre de l’ouvrage et le résumé faisant explicitement référence à une mise en récit entre 1914 et 1918. Les 83 ouvrages recensés sont issus de la littérature dite « franco- belge » publiés entre 2004 et 2014 comme étant une période de recrudescence sur ce thème (Révillon, 2014).

Dans un second temps, nous avons rencontré notre population adolescente (N=64) en les invitant à participer à une tâche d’association libre (Bardin, 1977/2001) afin de cerner le souvenir qu’ils ont élaboré concernant le soldat de 14-18. Pour ce faire, les élèves ont été divisés en deux groupes. Dans le premier, nous avons distribué des planches de BD. Dans le second cas, aucun support n'a été fourni. Puis, nous avons demandé à tous les élèves d’écrire ce qui, selon eux, caractérisaient le soldat de la Grande Guerre. Nous leur avons également donné l'occasion d’investir la tâche en dessinant ce soldat (Uzzell & Blud, 2004). Cette méthode permet de laisser s’exprimer les élèves plus librement. De plus, elle est cohérente avec la particularité (texte/image) du corpus de BD et nous permet d’envisager les dessins comme des post-mémoires, au même titre que les albums. Nous pourrons in fine avoir à une compréhension globale des thématiques issues des BD, les écrits et les dessins des adolescents.

 

4. Analyses

Nous avons opéré une catégorisation des thèmes (Braun & Clark, 2006) relevés sur l’intégralité du corpus de BD, au travers des textes et des dessins. Une analyse de contenu thématique a été réalisée en se concentrant sur les personnages principaux et les répétitions canoniques (Propp, 1965). L'approche sémiotique permet également une analyse globale des images selon les concepts développés précédemment (Barthes, 1964; Hakoköngäs & Sakki, 2016 ; Moliner, 2016).

Grâce à cela, 18 planches de BD ont ensuite été sélectionnées au sein de ce corpus et soumises à la moitié des élèves. Ces pages illustrent les principaux thèmes identifiés lors de l’analyse du corpus et sont présentées dans la section suivante de cet article. Dans la première condition, nous avons montré les 18 planches de BD à un groupe de 32 élèves avant de les inviter à effectuer la tâche de production écrite et picturale (14 collégiens et 18 lycéens). Dans le deuxième cas, l’autre groupe de 32 élèves (14 collégiens et 18 lycéens) n’a pas eu accès aux planches avant de réaliser le même exercice.

Dans notre procédure, nous associons une analyse thématique textuelle et une analyse iconographique. Deux variables ont été considérées : la présentation des planches de BD et le niveau scolaire. Nous nous attendions à ce que l'effet de suggestion fasse apparaître deux univers lexicaux plus hétérogènes, avec des thèmes plus éclectiques. En effet, certains thèmes figurant dans les BD peuvent élargir le champ de représentation lié au soldat de la PGM. Pour les adolescents qui ont choisi le dessin nous avons effectué le même type d’analyse iconographique employée avec les BD.

 

5. Résultats

5.1 Analyse thématique du contenu des bandes dessinées

Plusieurs thèmes émergent autour du personnage du soldat dans toutes les BD analysées. Les images et les récits sont analysés ensemble pour comprendre et mettre en valeur les thématiques conformément aux principes de connotation et de dénotation. Rappelons que les thèmes relevés mettent en lumière les contenus fictionnels issus des BD et ne reflète pas une vérité historique.

  1. Dans certains cas, l’approche classique avec le récit d’un protagoniste unique est suivie. Le soldat est l'archétype du héros courageux, même inconsciemment, qui se bat jusqu'à son dernier souffle. Jeune, blond (Jean-Corentin Carré, l’enfant soldat, 2014 ; L’homme truqué, 2013 ; Ambulance 13, 2010-2014) ou la trentaine, cheveux châtains et barbu (Les sentinelles, 2008-2011 ; Le pilote à l’Edelweiss, 2012-2013 ; L’or et le sang, 2009), le héros est un soldat qui suit son propre jugement moral et n’obéit jamais aux ordres de ses officiers.

  2. Dans d’autres cas, c’est la pluralité anonyme qui prédomine. Le lecteur suit une multitude de personnages dont la banalité caractérise leurs identités (Putain de guerre !, 2008-2009 ; C’était la guerre des tranchées, 2014 ; La Grande Guerre, 2014). Si nous suivons un personnage spécifique, il est rapidement tué et remplacé par un autre. La guerre est le véritable personnage principal et les soldats ne sont que la toile de fond.

  3. Les aspects de la peur et de la folie illustrent des traumatismes presque inévitables, marquant à la fois l'horreur du conflit et les conditions de vie des soldats (Vie tranchées, 2010 ; Le soldat inconnu vivant, 2012). Le soldat se cache dans les tranchées ou dans un trou d'obus, il perd la raison et erre sur le champ de bataille. Les comportements pathologiques illustrent l’incommunicabilité de l’atrocité de cette guerre.

  4. Le rapport à la hiérarchie militaire et politique est présent à travers la désertion et la mutinerie qui constituent une alternative pour ne pas se faire tuer au combat. Le soldat voué à une mort certaine devient un résistant contre l’absurdité des ordres. S'habiller en femme ou se blesser volontairement sont la seule échappatoire (Le Roi Cassé, 2005 ; Les Nouvelles aventures de Mic MacAdam, 2007 ; Mauvais genre, 2013).

  5. La diversité ethnique illustre un aspect historique intéressant, avec la dimension d'un conflit international entre différentes nations colonialistes. Selon les bandes dessinées, l’histoire raconte le conflit du côté italien, des batailles impliquant les Britanniques ou encore l’implication des Australiens (C’était la guerre des tranchées, 2014 ; La mort blanche, 2014). Dans d’autres cas, nous suivons des soldats de nations colonisées comme les Indiens ou les Sénégalais (Sang noir, 2013 ; Amère patrie, 2007-2011) enrôlés malgré-eux dans cette guerre.

  6. Il n’est pas rare que le soldat allemand soit absent. Tel un ennemi invisible qui rôde, il n’est parfois qu’une voix dans le lointain ou matérialisé par les bombardements. Mais, lorsqu’il est représenté, soit il vocifère des insultes dans sa langue natale en attaquant par surprise (Jean-Corentin Carré, l’enfant soldat, 2014 ; La mort blanche, 2014). Soit il est à l’image du soldat allié, tout aussi perdu et dépassé par les évènements (Putain de guerre !, 2008-2009).

  7. La PGM est un tournant dans l’ère de l'industrialisation et des nouvelles formes de combat. La supériorité technologique de certaines nations, comme l’Allemagne, est surtout dépeint par les auteurs pour servir le récit. Ils mettent en scène des machines de guerre (parfois futuristes), des chars, des armes lourdes et du gaz moutarde contre lesquelles le soldat doit se défendre (Les sentinelles, 2008-2011).

  8. Le caractère dynamique des combats aériens face à la stagnation de la guerre de tranchées accentue l'aspect héroïque des aviateurs. Le style graphique lisse et coloré (Pilote à l’Edelweiss, 2012-2013) des combats aériens et l’ambiance terne et froide du no man’s land accentuent la dichotomie entre une guerre de mouvement et son enlisement.

  9. Sur le long terme, l'évocation de l'exclusion sociale des "Gueules Cassées" après l'armistice nuance également la victoire des alliés tout en soulignant les dommages collatéraux d'une guerre de cette ampleur (Gueule d’amour, 2012 ; Pour un peu de bonheur, 2012 ; Au revoir là-haut, 2015). Il est raconté le rapport avec les autres, le regard de la foule sur les vétérans qui portent sur eux les stigmates et subissent le rejet et les moqueries.

  10. La place de la famille est un domaine largement exploité pour caractériser le lien entre le Front et l’Arrière. Par la narration des lettres de Poilus ou celle des permissions des soldats, qui mettent en scène la sexualité et la prostitution comme monnaie courante de ces instants (Le sang des Valentines, 2004 ; La véritable histoire du soldat inconnu, 2005 ; On les aura !, 2011).

  11. La religion est un thème que nous retrouvons très rarement. Elle est tournée au ridicule à travers le caractère manipulateur et machiavélique de la divinité (Les Folies Bergères, 2012 ; Lincoln, 2013).

  12. Un autre thème anecdotique dans notre corpus : le départ des soldats avec la fleur au fusil en août 1914. Les couleurs sont plus vives, les paysages sont verts, contrairement aux tranchées boueuses quelques mois plus tard. Les auteurs soulignent ainsi la contradiction entre une mobilisation haute en couleur et la dure réalité du conflit (La faute au midi, 2014).

Grâce à ce travail préliminaire, nous avons pu sélectionner 18 planches de BD qui ont servi de support à la deuxième partie de la méthodologie avec les adolescents. Ces pages illustrent les thèmes précédemment énoncés. Pour des raisons éthiques et laïques liées au jeune âge des participants, les planches représentant la sexualité et la religion ne sont pas présentées aux élèves.

5.2 Analyse thématique des productions écrites des adolescents

L’analyse thématique des réponses écrites des élèves nous offre un premier aperçu du souvenir que les adolescents entretiennent avec le soldat de 14-18. Sur l’ensemble des participants, 52 ont choisi d'écrire quelques lignes. À noter que les thèmes listés ci-après émergent dans toutes les situations expérimentales (modalités : collège/lycée, H/F, avec ou sans BD).

  1. La figure du soldat est de prime abord envisagée comme étant celle du Poilu. Ce surnom n’est donné uniquement aux soldats français, mais pour certains, à tous les combattants alliés. C’est une première manière d’uniformiser l’image du soldat. « Les soldats de 14- 18 étaient poilus ils ne pouvaient pas se raser » (collégien, 15 ans, sans BD), « Le soldat de 14-18 est poilu donc n’a pas d’hygiène, il est en guerre » (collégienne, 14 ans, avec BD). De plus, nous pouvons remarquer un glissement sémantique du terme de sa désignation comme appellation historique, vers une explication directe de sa pilosité et son hygiène de vie. Par moment, le soldat de 14-18 n’est plus un poilu, mais est poilu. L’explication causale du surnom devient la nature même du soldat. Pour cela, une étape essentielle est précisée, celle de qualifier le soldat comme un homme. Ce n’est pas le militaire qui est mal rasé et sale, c’est l’homme : « le soldat de 14-18 était un homme sans hygiène à cause de la guerre » (collégien, 15 ans, sans BD) ; « un homme pas très propre, poilu, sale, avec un uniforme bleu » (collégienne, 15 ans, sans BD).

  2. Dans la même continuité, l’environnement et les conditions de vie définissent le soldat. La tranchée, symbole de la guerre de position comme moyen de protection contre l’ennemi, est aussi le lieu propice au manque d’hygiène, la famine et la maladie. Elle est ainsi une défense à double tranchant. Le soldat est caractérisé par un milieu de vie hostile lui offrant un abri qui le tue à petit feu. « Les soldats vivaient dans les tranchées avec des conditions de vie inimaginables, les rats, les poux, la peur du combat, de l’adversaire » (lycéenne, 17 ans, avec BD). « Ils vivent dans les tranchées avec la boue » (lycéen, 15 ans, sans BD). La boue, la pluie et le froid sont des éléments naturels souvent précisés pour accentuer les conditions de vie difficiles.

  3. La place de la souffrance découle des conditions de vie dans les tranchées mais aussi par la nature même de la guerre. Le traumatisme des soldats transparait selon deux aspects : leurs attributs et les ravages de la guerre. Certains écrivent qu’ils étaient« courageux pour être allé sur le front, à la guerre, même malgré la peur » (lycéenne, 16 ans, avec BD). D’autres les décrivent comme étant une « victime de la guerre » (lycéen, 17 ans, sans BD). Les gueules cassées sont fortement associées aux conséquences de la guerre, incarnées par les survivants, les rescapés, et les traumatisés. « Certains ont également été traumatisés et ont du coup été hospitalisés dans des asiles, hôpitaux psychiatriques » (collégien, 15 ans, sans BD).

  4. La technologie est une autre manière d’expliquer les dégâts occasionnés, en particulier le bombardement qui est la cause la plus sollicitée. « Les soldats se faisaient bombarder sans arrêt » (collégien, 14 ans, sans BD), « il peut recevoir des éclats d’obus quand ils explosent » (collégienne, 15 ans, avec BD). L’évocation des gaz moutardes et des tanks, permettent d’illustrer les nouvelles technologies : « les nouvelles technologies (tanks) » (lycéen, 16 ans, sans BD) ; « amélioration de l’artillerie et par l’utilisation des gaz » (lycéenne, 16 ans, avec BD).

  5. La manière d’expliquer les morts et les blessés est indirecte. Ce ne sont pas les soldats ennemis qui tuent, mais les armes. « Il est armé avec fusil et baïonnette pour défendre sa patrie jusqu’à la mort » (collégien, 14 ans, sans BD), « les armes ont détruit certaines parties du corps » (collégienne, 15 ans, avec BD). C’est-à-dire que la mort d’un soldat est justifiée indirectement. Ce n’est pas un soldat qui tue ou blesse un autre, c’est un soldat qui subit les attaques, les bombardements et les maladies. Et s’il utilise son arme, c’est pour se protéger ou défendre sa patrie. Cette désincarnation du conflit place le soldat en victime et non en acteur du massacre. Lorsqu’il est clairement spécifié que le soldat tue c’est au prix de remords et de regrets : « La culpabilité d’avoir tué, même pour se défendre ou de ne pas avoir pu sauver ses camarades » (lycéenne, 16 ans, avec BD).

Nous remarquons que certaines thématiques n’apparaissent que sporadiquement selon les modalités de passation et les niveaux scolaires. Par exemple, avec le groupe de collégien « avec BD », le thème de l’exclusion sociale des gueules cassées d’après-guerre apparaît. « Ils ont le visage, le corps déformé, ils vivent avec ça tous les jours et doivent surmonter aux moqueries » (collégienne, 14 ans). Autre exemple, les lycéens « sans BD » parlent de l’obligation de combattre et des mutineries dans l’armée française. « Il y a eu des mutineries pour essayer de rentrer chez eux, mais il [y] a surtout eu des morts pour l’exemple » (lycéenne, 16 ans). Puisque ces éléments n’apparaissent pas dans les autres groupes, nous supposons que certaines catégories émergent plus en fonction du niveau de scolarité (collège/lycée) et moins en fonction de la suggestion des planches de BD.

5.3 Analyse thématique des productions picturales des adolescents

Selon la même démarche d’analyse des BD, le but est de cerner ce que l'illustration représente, en s’appuyant sur les détails picturaux et les annotations écrites (Annexes 1). Sur l’ensemble des participants, 12 ont choisi de dessiner.

  1. De manière générale, le soldat est barbu ou mal rasé. La saleté et l’usure de son uniforme sont des détails qui indiquent une temporalité longue et un manque d’hygiène. Cela fait sans doute plusieurs mois ou plusieurs années qu’il vit dans les tranchées. La position dans laquelle il est dessiné indique qu’il n’apparait pas comme un acteur du conflit. C’est-à-dire qu’il est souvent figuré seul, debout et de face sur les dessins, sa position est statique (Fig.1, Fig.2, Fig.4, Fig.6, Fig.7, Fig.9, Fig.10, Fig.11). Telle une situation de portrait, le soldat prend la pose et regarde fixement droit devant lui (Fig.7, Fig.9). Le personnage n’est pas en train de se battre, il est passif. Le fusil est posé à côté de lui ou accroché sur son dos (Fig.11). Seulement deux d'entre eux tirent avec leurs armes (Fig.3, Fig.8). Ces éléments sont une manière de présenter le soldat comme un militaire car les dessins rappellent les portraits photographiques de l'époque.

  2. En nous attardant plus précisément sur les détails, nous remarquons que la quasi-totalité des dessins les visages sont tristes. Dans les cas où les visages ont l'air serein, nous remarquons que c’est un soldat décédé qui est dessiné, comme libéré d'un fardeau (Fig.4, Fig.5). La dimension des fusillés pour l’exemple apparaît clairement dans une phrase qui accompagne un dessin : « Le poilu est un homme triste qui doit tuer ses ennemis sinon il sera puni » (Fig.8). Le soldat est contraint, s’il est amené à tuer c’est pour défendre sa vie et sa patrie. Le soldat est majoritairement meurtri tant physiquement que psychiquement : des blessures au bras, aux jambes, aux visages. La dimension du combattant est modelée par le caractère victimaire du soldat. Des cicatrices rouges (au stylo à bille) marquent la dureté de ce qu’il subit (Fig.5). Dans son regard, nous pouvons lire de la détresse, de la fatigue et de la peur. Ce n’est pas un soldat mais un combattant traumatisé qui est représenté.

  3. Les productions picturales renvoient aussi à une dimension non belliqueuse. Le soldat n'a que très rarement son fusil à la main, il est blessé, et lorsqu’il tue, le regret et la folie le rongent de l'intérieur. Cet élément est frappant dans Fig.12, où les remords sont littéralement écrits dans le crâne du soldat et accompagnés par les concepts de famille et de patrie. Comme s'ils devaient coexister dans son esprit, malgré leur incompatibilité. Des larmes sur leurs joues peuvent évoquer l’inhalation du gaz moutarde la culpabilité qui le ronge. « Pour sa famille et sa patrie il a dû arracher à la vie à d’autres pères de famille » (Fig.12). Cela renforce l'image d'une guerre inutile et violente tout en donnant une conscience morale aux acteurs du conflit. La précision des émotions et le trait renforcé pour illustrer les yeux, traduisent le désir de marquer les souffrances que ces civils ont subies.

Les dessins traduisent donc un discours cohérent et uniforme. La décision de dessiner n’est pas liée à la modalité des planches de BD ni du niveau scolaire puisqu’une part égale d’élève a fait ce choix dans chaque situation.

 

6. Discussion

Les résultats de notre étude exploratoire nous montrent un rapprochement thématique entre les corpus analysés. Que ce soit dans les BD, les écrits et les dessins des adolescents, nous retrouvons des notions communes qui définissent le soldat. Nous notons également que l’effet des variables manipulées n’est pas évident. Il ressort que la suggestion des planches de BD est anecdotique face à un public fortement sensibilisé (école et localité). Le mode de présentation est trop éphémère pour espérer marquer à long terme les participants. De même que le niveau scolaire peut jouer sur le fait d’aborder certaines thématiques comme le cas des mutins avec les lycéens.

Nous retenons que le milieu de vie hostile des tranchées fait du soldat un Poilu. Il est un militaire comme les autres qui survit aux bombardements et subit le manque d’hygiène. Il est aussi défini par les traumatismes physiques et psychiques typiques des combattants. Les comportements de peur et de folie, tout comme les blessures et les amputations, soulignent sa position de victime de la guerre. Ce résultat reflète les recherches actuelles dans le domaine (Rimé et al., 2015 ; Bouchat et al., 2017). Puis, la manière de le dépeindre comme un homme (ou un père de famille), tout en soulignant sa conscience morale confrontée aux contraintes et aux remords, rappelle que c’est un civil avant toute chose. Le cas des mutineries et des fusillés pour l’exemple (Offenstadt, 1999) plusieurs fois mentionnés accentuent ici l’image du citoyen mobilisé et non du militaire de carrière. En ce sens, ces distinctions conduisent à un discours implicitement antimilitariste qui plane sur la majorité des BD et des productions d’élève.

En nous inspirant de la catégorisation de Loez (2012), nous constatons l'émergence d'une triple identité du soldat dans nos analyses. Il apparait à la fois comme un militaire en uniforme bleu horizon qui représente une institution dans un environnement qui le définit par essence. Un combattant qui subit le conflit et qui gardera des traumatismes de cette expérience. Et un civil qui est avant tout un homme réquisitionné pour défendre son pays mais qui est confronté à des choix allant à l’encontre de ses principes moraux. En d'autres termes, le soldat incarne des identités distinctes qui le définissent dans sa complexité au même titre que la situation exceptionnelle dans laquelle il évolue.

 

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Annexes 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* Biographie

Brice Duffet est docteur en Psychologie sociale à l’Université Lumière Lyon 2, au sein de l’unité de recherche GRePS. Sa recherche porte sur les représentations et mémoires sociales associées au soldat de la Première Guerre mondiale, co-dirigée par Valérie Haas (PR) et Nikos Kalampalikis (PR). Son domaine d’investigation s’inscrit dans le champ de la pensée sociale, selon l’approche sociogénétique des représentations sociales, la conception halbwachsienne de la mémoire collective, les mécanismes de transmission de connaissances, et la place de l’image comme reflet d’un savoir culturellement partagé.

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