La notion d’altérité appelle inévitablement à un questionnement éthique, tel qu’on le trouve chez Emmanuel Lévinas dans sa description d’une rencontre transcendantale avec le visage de l’autre. Pour le philosophe, le visage n’est pas à comprendre au sens anatomique mais représente ce qui nous dépasse chez l’autre : « Le visage est présent dans son refus d’être contenu. Dans ce sens il ne saurait êtrecompris, c’est-à-dire englobé[1] ». Cet infini de l’altérité devient pour le sujet une injonction à la responsabilité envers l’autre. Cependant, des philosophes comme Paul Ricoeur ont dénoncé l’exagération de l’influence de l’autre sur le soi et de la passivité du sujet, et critiqué les « discours devenus d’une banalité décourageante en faveur de l’altérité[2] ». Pour Ricoeur, « il faut qu’il y ait d’abord et fondamentalement un sujet capable de dire je pour faire l’épreuve de la confrontation avec l’autre[3] ». Ainsi, il propose une philosophie de l’action, visant à instaurer une relation symétrique plus proche d’une dialectique entre le soi-même et l’autre. Il ne s’agit donc plus de la prise en otage du sujet par l’autre lévinassien mais d’une négociation permanente entre deux sujets.
À l’aune de ces discours philosophiques, l’épreuve de l’altérité pose la question d’une éthique comme praxis, et ouvre vers des applications très concrètes : l’on cherchera à comprendre comment le rapport à l’altérité peut être expérimenté et vécu. L’épreuve peut être obstacle, souffrance, tentative, et nous incite à réfléchir à ce qui, dans la rencontre avec l’altérité, ne va pas de soi et peutfaire échec. L’on pense par exemple à Guillaume Le Blanc, qui a abordé le rapport entre inclusion et exclusion dans nos sociétés, mettant ainsi au jour la question de l’invisibilité de l’autre précaire, celui dont on refuse d’éprouver l’altérité. Dans sa précarité, le SDF, le réfugié, l’exclu, est privé de son humanité et devient spectral, rendu incapable de participer à la viede la cité. L’épreuve de l’altérité prend ainsi une dimension sociale et politique d’une actualité brûlante.
À l’opposé de cette invisibilité assignée à l’autre, ce sont parfois des mécanismes privilégiant une visibilité exacerbéequi envisagent ce que peut être l’épreuve de l’altérité. C’est le cas notamment du théâtre in-yer-face, une forme théâtrale née en Grande-Bretagne dans les années 90, qui prend le parti de choquer le spectateur en mettant en scène violence, nudité et langage cru. Sans toutefois se limiter à ce courant spécifique, l’on pourra s’intéresser à ce qui, dans les arts (visuels, arts de la rue ou de la scène), peut faire de la relation avec le spectateur une confrontation ou une mise à l’épreuve, ainsi qu’aux implications politiques, éthiques et esthétiques de telles configurations.
Nous serons attentifs également au champ transversal de la recherche interculturelle qui s’intéresse à l’autre non plusdans un objectif de coexistence mais de compréhension et de coproduction. Comment et dans quel cadre coopérer, faire ensemble ? Comment éviter les malentendus et agir ensemble dans la réalité en dépassant cette épreuve ? Après Michel Foucault, qui met au jour les impensés de la rationalité occidentale et incite à « penser autrement » dans la préface Des Mots et des choses, et dans un nouveau souci de multiculturalisme, certains chercheurs pensent la neutralité des outils comme illusoire car les cadres théoriques et les objets sont apparus quelque part dans un contexte culturel précis[4]. L’éthique et l’altérité renvoient-elles à des concepts partagés ? Comment sont-ils envisagés à travers les discours (qui construisent les réalités sociales) et dans l’action ? Si, en sciences du langage, l’analyse des usages et des discours en situation interculturelle d’éducation ou de communication peut nous apporter des réponses, la question de la traduction comme épreuve ne manque pas de se poser. En philosophie, François Jullien nous suggère de penser l’altérité en faisant un détour par la Chine pour en faire l’épreuve « autrement ». Ses travaux ont pour objectif de définir le commun en écartant les notions de différence et d’identité, sans l’associer forcément au semblable. L’autre est vu comme une catégorie non déterminée car, dans l’action mutuelle, le faire ensemble devient source de changements.
Nombre de communications ont convergé vers la notion freudienne d’inquiétante étrangeté, signalant ainsien quoi l’autre est toujours simultanément radicalement étrange et profondément familier. C’est cet entre-deux, espace de frictions mais aussi de créations, que les différents articles nous donnent à explorer. Finalement, cette convergence révèle un monde qui ne peut se concevoir que dans le contact et l’interaction avec l’autre, peu importe l’épreuve qu’il représente.
Afin de donner à entendre cette épreuve de l’altérité et de relever le défi de l’interdisciplinarité nous avons choisi de disposer les articles dans un ordre chronologique et ainsi de mettre en regard différents domaines. Chloé Morille, en ouverture de ce numéro, amorce un retour vers les origines en s’intéressant aux empreintes négatives de mains d’hommes que l’on retrouve sur de nombreux sites préhistoriques. Par le biais du concept freudien de l’unheimlich, qui ne cessera de hanter ce volume, elle évoque en quoi l’autre préhistorique est à la fois étrange et familier. Il peut être conçu comme figure du manque — « comme si l’art pariétal nous rappelait… qu’il nous manque précisément un souvenir », écrit l’auteure —, comme dans la littérature de Pascal Quignard. En revanche, dans le spectacle de Miquel Barceló et Joseph Nadj, elle montre que le contact avec la préhistoire devient une épreuve physique alors que les artistes, devenus peintres pariétaux, travaillent une argile primitive. Si Alexandre Faure abandonne la préhistoire pour le vingtième siècle, il poursuit toutefois cette exploration à travers le versant psychanalytique de la notion d’inquiétante étrangeté, telle que présentée par Freud puis travaillée par Lacan. Son analyse donne à voir un autre qui ne serait non pas placé dans un ailleurs, séparé du soi et extérieur, mais au contraire profondément ancré dans le soi, notamment à travers le langage, que l’on habite sans jamais véritablement posséder. C’est à travers la phénoménologie et l’anthropologie que Théodora Domenech pose la question du rapport entre le singulier et l’universel. Partant du constat que la phénoménologie peut courir le risque de nier toute forme d’altérité en la posant comme a priori, elle montre que la prise en compte des affects et les répercussions d’une anthropologie soulignant le rôle des sentiments permet finalement de réconcilier la phénoménologie avec une forme pure d’altérité. Thaïs Bihour s’intéresse ensuite à l’altérité comme altération, en évoquant la violence et déshumanisation exposée dans l’œuvre guerrière de Otto Dix. Les portraits de Gueules cassées font ressurgir à nouveau une forme d’inquiétante étrangeté, dénonçant l’horreur de la guerre à travers leurs visages qui n’en sont plus. C’est grâce à l’analyse du discours et à la pragmatique que Vanessa Saint-Martin souligne en quoi la communication fait échec dans Yerma de Federico García Lorca. L’altérité s’y décline sur le mode de l’incompréhensibilité, et finit par condamner la protagoniste à l’exclusion. Le questionnement anthropologique de Fernand Deligny, exposé par Michaël Pouteyo, entend dépasser à la fois l’altérité irréductible de l’enfant autiste et celle de son rapport au monde par le langage. La pratique quotidienne de l’éducateur, dont il rendra compte dans une foisonnante production écrite, vise à constituer un commun entre l’enfant et l’adulte au sein duquel chacun pourrait évoluer. Pour Marine Achard Martino, c’est la rencontre avec soi-même au terme d’un cheminement éthique qui est au cœur du roman Nuit d’Ambre, comme de la réflexion philosophique de son auteur, Sylvie Germain, héritière d’une conception lévinassienne de l’altérité. Partant du débat entre Gadamer et Derrida autour de « la bonne volonté de comprendre », Valeriya Voskresenskaya dévoile la conception herméneutique de l’altérité construite à partir et autour de la communauté. Dans son analyse de The Boondocks, d’Aaron McGruder, à la fois bande-dessinée et série animée, Yann Descamps souligne en quoi la représentation de la communauté afro-américaine questionne le rapport conflictuel à l’Autre dans l’Amérique multiraciale du XXIe siècle. D’après l’auteur, cette création offre un dialogue intersubjectif permettant de dépasser une vision monolithique et stéréotypée de cette communauté, elle-même constamment divisée. En explorant la philosophie politique de Claude Lefort, Yaël Gambarotto s’intéresse à la société dans son ensemble. Il montre en quoi, dans le sillage de Machiavel et de La Boétie, Claude Lefort nous alerte sur la tentation des sociétés modernes à renoncer à l’altérité accueillie au sein des démocraties au profit d’un fantasme unitaire. Il nous invite alors non seulement à y résister mais à relever le défi d’accepter la pluralité et la part d’incertitude du réel, condition sine qua non de notre liberté. Enfin, Marie Astier dévoile par quels mécanismes dramaturgiques et scéniques Guillaume Vincent, auteur et metteur en scène du spectacle Rendez-vous Gare de l’Est, rend visible l’invisible, le caché, confrontant ainsi le spectateur à l’épreuve de la bipolarité.
Bibliographie
Foucault Michel, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1990.
Jullien François, « L’Écart et l’entre. Ou comment penser l’altérité », Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, Paris, Galilée, 2012.
Le Blanc Guillaume, L’invisibilité sociale, Paris, Presses Universitaires de France, 2009.
Lévinas Emmanuel, Totalité et infini : essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche, 1990.
Lévinas Emmanuel, Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de Poche, 2004.
Maingueneau Dominique, Discours et analyse du discours — Introduction, Paris, Armand Colin, 2014.
Ricoeur Paul, « Autonomie et vulnérabilité », dans Le Juste 2, Paris, Esprit, 2001, p. 85-105.
Ricoeur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 2015.
[1]Emmanuel Lévinas, Totalité et infini : essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 211.
[2]Paul Ricœur, « Autonomie et vulnérabilité », dans Le Juste 2, Paris, Esprit, 2001, p. 94.
[3]Op. cit.
[4]Dominique Maingueneau, Discours et analyse du discours — Introduction, Paris, Armand Colin, 2014.