Introduction
Parmi tous les objets sur lesquels s’est penchée la philosophie politique, la question de l’altérité constitue à l’évidence un sujet de réflexion privilégié. L’autre, celui avec lequel je suis amené à faire société, me faut-il le considérer comme ennemi ou ami ? Est-ce la défiance ou la confiance vis-à-vis d’autrui qui fonde le contrat social ? Comment construire du commun à partir de la diversité et de la différence ? Si l’on en croit la longue tradition de pensée qui, depuis La République[1] de Platon jusqu’à nos jours s’est attachée à interroger la notion d’altérité d’un point de vue spécifiquement politique, il semblerait qu’en la matière, le sujet ait largement été travaillé, réfléchi, voire épuisé. Cet article se propose au contraire d’envisager à nouveaux frais la notion d’altérité à partir d’une réflexion de philosophie politique contemporaine ayant profondément contribué à en renouveler la conception ; il s’agit de celle du philosophe Claude Lefort, qui par son approche originale, fera de l’altérité une épreuve constitutive des sociétés modernes.
1. Une conception de la société moderne comme un « ensemble d’expériences »
Pour comprendre le renouvellement que Lefort fait subir à la notion d’altérité dans le champ de la philosophie politique, il est nécessaire de remonter préalablement à la source d’une pensée qui aura durablement marqué son époque. De la toute fin des années 1940 jusqu’à sa disparition en 2010, Claude Lefort aura en effet consacré l’ensemble de son œuvre à penser et interroger la modernité politique. Ses travaux sur le totalitarisme, développés dès les années cinquante à partir d’une critique renouvelée du totalitarisme soviétique, puis ses réflexions sur la nature de la démocratie moderne, sont d’une richesse et d’une portée singulières.
Mais à l’image de celles de Raymond Aron[2] et de Hannah Arendt[3], la pensée de Lefort, au-delà de ce qu’elle nous dit de la nature du totalitarisme et de la démocratie, propose plus exactement une analyse renouvelée du politique. C’est une pensée politique qui s’enracine dans une réflexion profonde des phénomènes politiques. Pour le dire autrement, Lefort interroge le politique et plus précisément la modernité politique à partir de certains de ses traits spécifiques, dont l’altérité constitue une figure essentielle. De fait, si l’on veut comprendre comment l’altérité prend chez lui la forme d’une épreuve, il faut en revenir à cette conception très originale de la modernité.
Dans une de ses premières œuvres, Éléments d’une critique de la bureaucratie, recueils d’articles rédigés durant une quinzaine d’années, Lefort s’interroge déjà sur la nature la modernité[4]. Cette réflexion le conduit à en proposer une définition tout à fait originale : il envisage en effet la modernité comme expérience, et sans doute nous faudrait-il immédiatement préciser comme expérience ayant valeur d’épreuve. L’idée de modernité ne renverrait donc pas tant à un terme classificateur (les Modernes contre les Anciens), non pas même à la représentation d’une époque qui consacrerait le triomphe de la subjectivité. En réalité, affirme Lefort, la modernité doit être bien plutôt comprise comme l’expérience d’une dissolution des repères de la certitude.
C’est sur ce phénomène, dont il convient de ne pas négliger la rupture qu’il représente, que Lefort va développer toute sa conception de la philosophie politique moderne.
S’il ne s’agit pas ici d’analyser en détails ce processus de dissolution des repères de la certitude théorisée par Lefort comme témoignant de l’avènement de la modernité, il nous faut toutefois, pour les besoins de l’argumentation, en évoquer quelques-uns des traits principaux. Car cette expérience est en réalité constituée de tout un ensemble de ruptures irrémédiables de représentation que les sociétés se font d’elles-mêmes dans l’ordre du politique, dont nous ne présenterons succinctement ici que les principales.
Premièrement, la mutation du rapport que les sociétés entretiennent au symbolique et au réel. Dans Les formes de l’Histoire[5], Claude Lefort fait de cette mutation une distinction fondamentale entre sociétés modernes et sociétés pré-modernes, c’est-à-dire tout autant les sociétés fondées sur une approche théologico-politique du réel, que ce qu’il appelle « les sociétés sans histoire ». Pour les premières, Lefort se réfère spécifiquement au christianisme et à la monarchie européenne, au sujet desquelles on trouvera notamment une analyse originale dans son essai sur La Modernité de Dante qui ouvre l’édition française de La Monarchie[6]. Quant aux sociétés sans histoire, c’est à partir d’une discussion des travaux de Pierre Clastres[7] qu’il développe sa théorie.
Dans les régimes pré-modernes, écrit Lefort, la dimension symbolique de la société se situerait dans un lieu et un temps situé hors de la société (le Divin, la Nature, etc.). Ce lieu donnerait tout son sens au réel, de sorte que dimension symbolique, dimension réelle et dimension imaginaire — pour reprendre la distinction lacanienne qui a fort probablement influencé Lefort — ne peuvent y être distinguées[8]. Dans les sociétés modernes, à l’inverse, nous ferions l’expérience de la distinction entre le réel et le symbolique.
Deuxièmement, la désincorporation du pouvoir au sein de la société. Il s’agit ici de la fameuse conception lefortienne du pouvoir comme « lieu vide », selon laquelle l’autorité politique moderne ne bénéficierait plus d’une légitimité absolue[9]. Exercer l’autorité s’éprouverait désormais dans la recherche incessante de la légitimation de cet exercice. En d’autres termes, la société moderne ne se voit plus comme unité organique.
Troisièmement, le passage aux sociétés historiques, c’est-à-dire aux sociétés confrontées au changement. La modernité romprait ici avec la conception platonicienne du politique, telle qu’elle est par exemple exposée dans La République[10]. Accueillir l’événement, accepter ce qu’il porte en lui d’inattendu et d’incertain, voici ce qui constitue pour Lefort une autre expérience de dissolution des repères de la certitude. Peut-être faudrait-il sur ce point précis oser un rapprochement entre la théorie de Lefort et celle du philosophe des sciences Karl Popper, telle qu’il la développe dans La société ouverte et ses ennemis, malgré toutes les exagérations et les approximations peu philosophiques dont il fait parfois preuve[11].
Enfin, quatrième et dernière expérience décisive de dissolution des repères de la certitude propre à la modernité : l’épreuve de l’altérité.
2. L’épreuve de l’altérité : une expérience proprement moderne
Pour appréhender pleinement ce qui se joue d’une nouvelle expérience de l’altérité dans la modernité politique, il nous faut en revenir à l’interprétation complémentaire que Lefort propose de deux philosophes qui l’ont profondément influencé : Nicolas Machiavel et Étienne de La Boétie. À première vue, ce rapprochement pourrait surprendre. Quoi de commun en effet entre l’auteur du Prince et celui du Discours de la servitude volontaire ? Le premier ne s’intéresse-t-il pas à l’art de gouverner quand le second s’attache tout au contraire à définir les moyens de ne plus l’être trop ? Mais ce serait là lecture trop rapide, peu attentive aux détails de deux pensées complexes qui se répondent et se complètent.
Si dans leur présentation à l’édition Payot du Discours de la servitude volontaire, les philosophes Miguel Abensour et Marcel Gauchet considèrent que Machiavel et La Boétie pensent depuis deux lieux opposés — le premier au plus près du Prince, le second aux côtés de ceux qui le servent —, ils affirment néanmoins que s’agissant de la question spécifique de la domination, « le rapprochement de La Boétie avec Machiavel s’impose, comme le montre Claude Lefort[12] ». Nous souhaiterions pour notre part aller plus loin.
Machiavel et La Boétie sont également des « figures s’éclairant l’une par l’autre[13] » sur la question tout aussi essentielle de l’altérité. Le premier parce qu’il a su élaborer la théorie d’une société au caractère irréductiblement pluriel et conflictuel, une société qui se constitue précisément dans l’épreuve de l’Autre. Le second parce qu’il a vu que lorsqu’elle n’est pas surmontée, cette épreuve de l’altérité pouvait mener à préférer aux sociétés plurielles ce que Lefort nomme « les société-Une ».
2.1 L’épreuve de l’altérité chez Lefort : la découverte de Machiavel
Dans son œuvre magistrale de 1972 consacrée à Machiavel, Claude Lefort dit du philosophe florentin qu’il est le premier à avoir pensé une société dans laquelle « la politique requise est celle qui s’accorde avec l’être de la société, qui accueille les contraires, s’enracine dans le temps, s’ordonne de côtoyer le gouffre sur lequel repose la société, d’affronter la limite que lui constitue l’incompossibilité des désirs humains[14] ».
C’est la grande découverte de Machiavel, qu’il développe moins dans Le Prince que dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live : dans la modernité, l’attache du pouvoir s’articule autour d’une opposition constitutive du politique au sein de la société, entre ceux qui désirent commander et opprimer (les Grands) et ceux qui désirent ne pas l’être (le Peuple). À l’origine du pouvoir princier, et sous-jacent à celui-ci une fois qu’il s’est établi, se trouve donc le conflit. En d’autres termes, la société serait fondée sur l’expérience d’une irréductible altérité entre ceux qui veulent gouverner et ceux qui veulent ne pas l’être. D’où l’impossibilité dans laquelle se trouve l’État — c’est-à-dire ici le Prince — de réduire la Société à une forme d’unité. C’est bien dans l’épreuve de l’altérité, envisagée comme conflit incessant entre deux ordres qui ne peuvent se réduire l’un à l’autre, que se fonde le politique moderne.
Dans la lecture que Lefort produit de Machiavel, il y a donc cette idée décisive : l’épreuve de l’altérité entre deux classes, les Grands et le Peuple, engendre un conflit par lequel la société se constitue. Plus encore, cette épreuve de l’altérité est ce par quoi la société se maintient. Cet argument se retrouve dans la célèbre comparaison forgée par Machiavel lui-même entre les cités de Sparte et de Rome. Là où Sparte avait réussi à former un État harmonieux, c’est-à-dire à éliminer la discorde et à désamorcer les effets possibles des accidents, la virtu de la république romaine tiendrait tout au contraire à la désunion du Sénat et de la Plèbe. Ainsi s’ébauche une thèse toute nouvelle : il y a dans le désordre même de quoi produire un ordre. « Il n’est pas d’ordre qui puisse s’établir sur l’élimination du désordre, sinon au prix d’une dégradation de la loi et de la liberté » peut ainsi écrire Claude Lefort[15].
Autrement dit, chez Machiavel l’épreuve de l’altérité prend la forme d’une opposition entre deux forces qui se font face — les Grands et le Peuple —, opposition qui produit un conflit indépassable au sein de la société moderne. Parce qu’aucune forme politique ne porte en soi la stabilité, et que l’instabilité est l’essence même des sociétés modernes, tout l’objet du Prince consistera précisément à déchiffrer dans le présent ce que sera la figure des conflits à venir. Être dans le calcul et l’anticipation permanente des conflits qui s’annoncent : voilà quel doit être l’art de gouverner. Ici se dévoile le véritable projet philosophique de Machiavel.
Insistons encore sur ce point : ce que découvre Machiavel, c’est que l’épreuve de l’altérité n’est rien de moins que la condition de possibilité de la société moderne tout entière, comprise comme société plurielle, qui ne coïncide jamais avec elle-même, et irrémédiablement sujette au conflit. Mais Claude Lefort ne s’arrête pas là. Il remarque en effet que l’Histoire est constituée à bien des égards de tentatives successives de surmonter ce conflit. Comme si celui-ci, bien que constitutif de nos sociétés, était vécu comme une forme de défaite pour le politique. Comme si la tâche du politique était précisément d’inventer une société débarrassée du conflit. Ne retrouve-t-on pas là le vieux rêve platonicien de La République, repris bien plus tard dans l’utopie communiste de Karl Marx[16] ? Et ne peut-on pas lire le projet de Thomas Hobbes précisément comme l’entreprise de surmonter le conflit propre à la nature humaine dans l’Etat-Léviathan ? Ce serait là, dit Lefort, le propre de la modernité que donne à voir la figure de l’altérité : elle porte toujours déjà en elle la crise de la modernité.
C’est là qu’interviennent précisément La Boétie et ses réflexions sur la servitude volontaire. L’expérience de l’altérité, de la pluralité, écrit-il, représentent pour les hommes de telles épreuves qu’ils sont constamment tentés de les dépasser, de les résoudre, voire de les nier. Cette tentation porte un nom, c’est « l’attrait pour l’Un ».
2.2 Attrait pour l’Un et négation de l’altérité : la leçon de La Boétie
Rédigé au mitan du seizième siècle, le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie est un petit essai célèbre rédigé « à l’honneur de de la liberté contre les tyrans », comme l’écrira son ami Montaigne[17]. Le Discours, texte appartenant à la catégorie bien définie des œuvres politiques libérales et démocratiques ? Ce serait là encore succomber à la tentation d’une lecture trop rapide, simpliste et univoque.
Comme l’ont si bien compris les philosophes Miguel Abensour et Marcel Gauchet, La Boétie n’affirme pas ; il interroge. Et sa question est d’une simplicité si désarmante qu’elle en est terrible : « Comment se fait-il que les hommes combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut[18] ? »
Le Discours est le résultat d’un étonnement philosophique, dont il faut bien mesurer la puissance et la radicalité. Relisons attentivement cet étonnement en le restituant dans son intégralité :
« Je désirerais seulement qu’on me fit comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un Tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a de pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui, que de le contredire. Chose vraiment surprenante (et pourtant si commune, qu’il faut plutôt en gémir que s’en étonner) ! C’est de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis à un joug déplorable, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un.[19] »
Toute l’entreprise de La Boétie est ici condensée. À la réduire à un pamphlet démocratique à l’adresse des tyrans, on en oublie la portée scandaleuse. Peut-être La Boétie est-il bien, à l’instar de Machiavel, un philosophe méconnu parce que mal lu. C’est en tout cas ce que Claude Lefort laisse entendre lorsqu’il entreprend de relire l’auteur du Discours et de redonner à son étonnement sa dimension véritable[20]. Il nous met en garde, aiguise notre attention ; prenons conscience du « choc » et du « scandale » que représente la question de La Boétie : « D’où vient, ne disons pas le consentement à la domination, car ce serait la supposer déjà établie, mais l’obstinée volonté de la produire[21] ? »
C’est peu dire que La Boétie compte parmi les grandes figures philosophes qui ont jalonné le parcours de Lefort, aux côtés de Machiavel, Marx et Tocqueville. Ce qui chez lui impressionne spécifiquement Lefort, c’est ce phénomène mystérieux que ce dernier identifie au « nom d’Un ». Dans son analyse proprement fascinante du Discours, Lefort fait de cet attrait envers l’Un une sorte de réaction naturelle au sentiment d’indétermination qui nous habite — effet de la Modernité — et que nous éprouvons dans l’expérience de l’altérité où nous nous découvrons comme des êtres séparés. Cette indétermination ne peut être abolie, mais seulement déniée ; elle ne s’évanouit qu’apparemment dans ce qu’il nous faut bien appeler le « fantasme » d’un corps-Un, d’une société-Une. Nous produirions constamment le consentement à la domination de l’Un car nous croyons qu’il est en mesure de nous délivrer de l’incertitude de notre condition.
Il écrit ainsi dans L’invention démocratique : « En découvrant la pensée de La Boétie, j’avais été frappé de la voir associée à celle d’un attrait pour le corps du tyran, ou plus généralement du roi, du maître dans lequel se trouvait incarnée la fiction du corps social ; et non moins frappé de la voir se combiner avec l’idée d’un “charme” émanant du nom d’Un, lequel délivre les Sujets de la crainte de la division et de l’épreuve du pluriel[22]. » Ainsi, l’épreuve de la pluralité entraîne nécessairement la crainte de la division. Et de cette crainte de la division naît le sentiment du besoin d’unité par lequel « chacun se sent mis en demeure de vouloir, de penser, d’agir pareillement ». Dans la société décrite par La Boétie, l’altérité prend toujours la forme d’une confrontation avec autrui : l’autre est celui avec lequel j’ai à vivre, avec lequel je dois composer. L’épreuve du pluriel, comme l’écrit Lefort, n’est en fin de compte que le résultat d’une expérience première de reconnaissance de l’altérité constitutive des sociétés.
Si pour Machiavel, le conflit avec l’Autre est la condition de possibilité de la société elle-même, La Boétie découvre pour sa part la dynamique négative qui sous-tend cette expérience de l’altérité : l’épreuve, inacceptable et insoutenable d’un corps social brisé, d’une société plurielle formée d’individus séparés. C’est ainsi que l’attrait de l’Un vient alors recouvrir ce sentiment de vulnérabilité ; il nie l’altérité, il nie l’Autre, et entreprend de reconstituer un corps homogène, uni et pur. Ce faisant, il efface l’incertitude propre à la modernité.
Voilà précisément ce qui conduira Claude Lefort, instruit de la découverte de Machiavel et de la leçon de La Boétie, à identifier au cœur des projets totalitaires du vingtième siècle l’aboutissement de ce fantasme de négation.
3. La tentation totalitaire ou la négation absolue de l’altérité
Le totalitarisme, comme le découvre en effet Lefort, est une machine à fabriquer de l’invulnérabilité et de la certitude, du « même » et de l’Un. Il est par définition négation de l’Autre. En réalité, tout le projet totalitaire peut précisément s’envisager comme la tentative de nier chacune des expériences modernes de dissolution des repères de la certitude évoquées plus haut : négation du conflit, négation de l’Histoire, négation de la différenciation entre le réel et le symbolique, négation de la désincorporation, et donc également négation de l’altérité.
La société totalitaire se présente tout à la fois comme régime de l’affirmation du corps homogène et Un, comme régime qui tente de recréer de la certitude, de souder la société et le régime qui fantasme sa pureté et son invulnérabilité. Le régime qui ne peut pas faire l’épreuve de l’altérité.
En conséquence, celui-ci va chercher à s’en défaire en produisant tout un ensemble de discours, de pratiques et de mécanismes de déni de cette altérité. C’est ainsi que l’on peut comprendre pourquoi l’Autre, celui qui n’est pas « nous », est toujours perçu dans les régimes totalitaires comme un élément de vulnérabilité, qui déstabilise et menace le corps social et politique. Il fera alors l’objet d’une « prophylaxie sociale » : on l’évacuera comme un « déchet » pour reprendre un mot de Soljénitsyne, en créant le fantasme d’un Ennemi malfaisant, agissant de l’extérieur comme de l’intérieur, le fantasme de cet Autre qui vient affaiblir l’intégrité et de l’unité du corps. L’Autre, par sa seule existence, rend impossible le fantasme de la société-Une. La logique conduit donc à son extermination absolue, définitive.
De ce point de vue, Lefort a raison d’affirmer que le régime totalitaire incarne prodigieusement cet attrait pour l’Un dont parlait La Boétie, qu’il érige comme fantasme. On aurait tort pourtant de réduire ce phénomène aux sociétés totalitaires, qui ne l’épuisent pas. Ce phénomène est commun à toutes les sociétés modernes – même les démocraties – et ne cesse de les menacer en profondeur. Telle est la géniale intuition de La Boétie, la leçon qu’il lègue ainsi aux modernes que nous sommes et que Lefort entreprend de restituer en la prolongeant.
Lefort n’identifie-t-il pas par exemple la production de l’idéologie comme étant animée par le désir de recréer des marqueurs de certitude ? De même, ne comprend-il pas la permanence du théologico-politique au sein même de nos sociétés modernes comme la manifestation d’une résistance à cet ordre de l’incertitude et de la vulnérabilité ? C’est que d’une certaine manière, la pensée de Lefort peut s’appréhender comme une réflexion critique sur notre incapacité à assumer notre modernité. Nous ne voulons pas reconnaître ce qu’être moderne implique pour nos sociétés : perte de certitude et sentiment de vulnérabilité. Comment comprendre autrement ces tentatives sans cesse répétées de nier ces expériences qui les constituent : désincorporation, changement, altérité ?
Au sujet de cette dernière, le tour de force théorique de Lefort est de faire remarquer que, nous autres modernes, ne cessons jamais de la fuir. Il y aurait quelque chose de fondamentalement insupportable dans cette épreuve de l’altérité. Il n’est pas impossible que l’expérience de l’altérité et la dissolution des repères de la certitude qui en résulte conduisent les sociétés modernes vers le nihilisme ou le relativisme, un danger déjà identifié par Strauss, auquel Lefort consacre de nombreuses réflexions[23]. Mais il n’est pas impossible non plus que cette épreuve de l’altérité provoque un rejet, un mécanisme de déni de la part de nos sociétés. Qu’à l’expérience de la pluralité, du conflit, réponde une violente exigence d’unité, d’homogénéité et de recréation du corps politique et social. Comme l’écrit Lefort : « C’est en ce sens que l’on peut dire que le totalitarisme n’est pas étranger à la démocratie. Il transforme en un fantasme, très efficace d’ailleurs, une aspiration qui se développe au sein même du régime démocratique[24]. »
4. Penser l’altérité dans la modernité : vers une « démocratie sauvage »
Comment rendre alors supportable l’épreuve de l’altérité ? Comment résister aux tentations de l’Un au sein de nos sociétés modernes et démocratiques ?
Claude Lefort propose à cet effet l’instauration d’une société véritablement démocratique, qu’il nomme « démocratie sauvage » — le terme sera repris et approfondi par son élève Miguel Abensour. Bien que le terme soit fort peu développé dans les travaux de Lefort, il faut le comprendre comme le projet d’une société qui, par un processus de réflexivité sur elle-même, assume sa pluralité, reconnaît et fait sienne l’altérité qui la définit. En quelque sorte, il s’agit d’une société fondée sur les principes démocratiques mis en évidence par Tocqueville[25]. Mais une société instruite du retournement que lui a fait subir le totalitarisme, et qui peut dès lors renverser à son tour celui-ci pour assumer sa vulnérabilité intrinsèque. Citons encore Lefort :
« La démocratie est par excellence le régime qui accueille la division sous toutes ses formes, qui ne peut pas la maîtriser et accepte de ne pas le pouvoir. Ça ne veut pas dire qu’elle la légitime, qu’elle l’aime. La démocratie, au fond, est un régime qui reconnaît sa faiblesse dans la mesure où la question de la légitimité de ce qui est, se trouve constamment posée dans chaque registre d’activité.[26] »
Nos démocraties sont condamnées à lutter continuellement contre l’attrait mystérieux et ensorceleur de l’Un. Toujours à ce propos, Lefort écrit dans L’invention démocratique : « Pour qu’une telle société réussisse à tenir ensemble en dépit de la multiplicité des intérêts, des opinions, des passions qui la déchirent, il faut qu’elle fasse sienne à quelque degré une éthique du doute[27]. » Cette éthique du doute est au cœur même du projet démocratique : c’est elle qui institue le débat sans cesse renouvelé sur le juste et l’injuste, le légitime et l’illégitime, le vrai et le faux, etc.
Ici apparaît une différence fondamentale avec La Boétie. Celui-ci affirme en effet que pour cesser d’être attiré par l’Un, il suffit de cesser de le vouloir — non pas faire quelque chose, mais arrêter de faire quelque chose. Lefort quant à lui considère au contraire que c’est dans l’activité humaine de la pratique du doute que cet attrait de l’Un peut être stoppé et qu’une véritable reconnaissance de l’Autre peut être engagée.
Autre élément de réflexion possible en vue de conjurer l’attrait de l’Un : se pencher sur la relation entre langage, discours et reconnaissance de l’altérité. Il y a un rapport entre langage et liberté, discours et altérité ; parler, c’est évoquer une dimension du pluriel. C’est l’enseignement de La Boétie. Fondamentalement politique, le langage n’est ni dans l’individu ni à l’extérieur de lui ; il est la condition de possibilité de la pensée du politique, qui nous délivre par là-même de l’illusion de l’Un.
De ce point de vue, le discours doit être considéré en démocratie comme un instrument de pluralité, car il fait entendre — littéralement — une multiplicité de voix : il n’y a pas une voix, mais des voix, et ces voix sont celles de l’Autre. S’attacher à faire entendre la voix de ceux que l’on ne voit pas, que l’on n’entend pas ou plus — ces invisibles dont parle notamment le philosophe Guillaume Le Blanc[28], donner à entendre et à voir le pluriel, voilà par exemple ce qui pourrait constituer une politique éminemment démocratique, au sens lefortien.
Conclusion
On peut évidemment regretter que Claude Lefort, qui s’est toujours défini comme philosophe du réel et de la praxis, n’ait pas eu l’occasion de pousser plus loin sa réflexion, qu’il se soit contenté d’esquisser les contours de cette démocratie sauvage et véritablement moderne. C’est du reste à prolonger et approfondir ces questions que se sont attelés certains des plus fameux penseurs qu’il a influencés : Miguel Abensour, Pierre Manent, Marcel Gauchet ou Pierre Rosanvallon pour ne citer qu’eux.
Mais comment ne pas voir le formidable champ de réflexion que Lefort a ouvert dans la philosophie politique contemporaine ? Dans L’invention démocratique, il affirme que les régimes totalitaires s’érigent sur un fantasme d’invulnérabilité, de négation de l’altérité, se coupent du réel et finissent dès lors par s’écrouler lorsque celui-ci se rappelle à eux, par cette grande colère des faits dont parlait Foucault. À l’inverse, les démocraties, toujours ouvertes à l’événement, collées au réel, font certes l’épreuve de l’altérité et de la vulnérabilité qui en procède, mais y gagnent en retour une plasticité, une adaptabilité et une inventivité qui constituent leur résilience. De sorte que « faire l’épreuve de l’altérité », c’est faire l’expérience de la liberté.
Au fond, ce que nous apprend cette lecture de Claude Lefort, avec l’aide de Machiavel et La Boétie, c’est peut-être avant tout qu’à travers l’expérience de l’altérité résident pour nos sociétés démocratiques un défi et une promesse.
Le défi d’être aux prises avec le réel, dans ce qu’il a de radicalement pluriel, d’inconnu et d’incertain, dans ce qu’il porte en lui de nouveau et d’imprévisible. La promesse d’une ouverture à l’autre, d’une société capable de se réinventer sans cesse dans l’épreuve de l’altérité, en d’autres termes la promesse de résister à cette tentation de l’Un et de gagner ainsi en retour le prix le plus précieux de notre condition de modernes : notre liberté.
Bibliographie
La Boétie Etienne (de), Discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1993.
Lefort Claude, Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1979.
Lefort Claude, Le Travail de l’oeuvre Machiavel, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986.
Lefort Claude, Les formes de l’histoire, Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1978.
Lefort Claude, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1994.
Lefort Claude, Essais sur le politique : XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2001.
Lefort Claude, Écrire : À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 1992.
Lefort Claude, Le Temps présent : Écrits 1945-2005, Paris, Belin, coll. « Littérature et politique », 2007.
Lefort Claude, Le nom d’Un, dans Discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1993.
Machiavel Nicolas, Le Prince, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1997.
Machiavel Nicolas, Discours sur la première décade de Tite-Live, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie», 2004.
Biographie de l’auteur
Diplômé de Philosophie (Université Bordeaux Montaigne), de Théorie politique (SciencesPo Paris) et de Communication Politique et sociale (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Yaël Gambarotto est doctorant en Philosophie à l’Université Paris Est Créteil, sous la direction du philosophe Guillaume Le Blanc. Ses recherches portent principalement sur la pensée politique moderne et s’inscrivent dans la continuité des travaux de Claude Lefort sur la démocratie et le totalitarisme. Il enseigne la théorie politique et la philosophie à SciencesPo Paris.
[1] Platon, La République, dans Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, 1940.
[2] Raymond Aron, Démocratie et Totalitarisme, Paris, Gallimard, 1965.
[3] Hannah Arendt, The origins of totalitarianism, Harcourt Brace & Co., New York, 1951.
[4] Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1986.
[5] Claude Lefort, Les formes de l’histoire, Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978.
[6] Claude Lefort, La Modernité de Dante, dans Alighieri Dante, La Monarchie, Paris, Belin, 2010.
[7] Pour une présentation plus détaillée des débats qui ont opposés Claude Lefort à Pierre Clastres, voir notamment « Dialogue avec Pierre Clastres » dans Écrire : À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 1992, p. 315-330 et « Sur Pierre Clastres », dans Le Temps Présent : Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 384-388.
[8] À ce sujet, voir la remarquable étude du penseur américain Samuel Moyn sur le rapport au symbolique dans les théories de Clastres et Lefort. Samuel Moyn, Claude Lefort, Political Anthropology, and Symbolic Division, dans Constellations, vol. 19, 1, 2012.
[9] Sur la conception du pouvoir comme lieu vide, voir Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1994
[10] Platon, La République, op. cit.
[11] Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 2 tomes, 1979. Dans cet essai aux allures de pamphlet, Popper développe une théorie controversée sur la philosophie platonicienne qu’il qualifie de totalitaire. Platon serait coupable d’avoir développé le modèle d’une société close sur elle-même, incapable d’envisager le changement et l’inattendu autrement que comme des dangers mortifères pour le corps social. Cela conduit Popper à placer Platon dans la catégorie des ennemis des sociétés dites ouvertes, c’est-à-dire libérales et démocratiques, aux côtés de Hegel, Marx et même Hitler.
[12] « Les leçons de la servitude et leur destin », Miguel Abensour et Marcel Gauchet, dans Discours de la servitude volontaire, Payot, 1993, p. XXVIII.
[13] Ibid.
[14] Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, op. cit., p.427
[15] Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, op. cit., p. 477.
[16] Sur ce point, voir plus particulièrement Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, dans Œuvres complètes, t. 1, Gallimard, 1994.
[17] Michel de Montaigne, Essais, livre 1, chap. XXVII, dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 2004.
[18] « Les leçons de la servitude et leur destin », Miguel Abensour et Marcel Gauchet, dans Discours de la servitude volontaire, op. cit, p. XIII.
[19] Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, op. cit., p.174-175.
[20] Voir notamment Claude Lefort, Le nom d’Un, dans Discours de la servitude volontaire, op. cit., p. 247-307.
[21] Claude Lefort, Le nom d’Un, dans Discours de la servitude volontaire, op. cit., p. 248.
[22] Claude Lefort, Écrire, À l’épreuve du politique, op. cit., p. 343.
[23]À titre d’exemple, voir « 3 notes sur Léo Strauss », dans Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 2011, p. 280-298.
[24] Claude Lefort, Aperçu d’un itinéraire, dans Le temps présent : Écrits 1945-2005, op. cit., p. 350-35.
[25] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Flammarion, 2010.
[26] Claude Lefort, Aperçu d’un itinéraire, op. cit., p. 350-351.
[27] Claude Lefort, L’incertitude démocratique, dans Le temps présent : Écrits 1945-2005, op. cit., p.743.
[28] À ce sujet, voir notamment Guillaume le Blanc, Vie ordinaires, vies précaires, Paris, Seuil, 2007 ou encore L’invisibilité sociale, Paris, Presses Universitaires de France, 2009.